IV : La bataille

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La personne qui devait payer a eu un empêchement, elle est partie.

- C'est une blague ? S'emporta-t-il. Tu vas me faire croire qu'elle est partie, comme ça, sans

se rappeler qu'elle devait payer, et que toi, tu ne t'es pas dit qu'il y avait un problème. J'eus pour projet de parler, mais il reprit la parole. Qu'est-ce que je fais moi ? Soit cette personne revient très vite, soit ça va très mal se passer pour toi. »

Il arborait un air de plus en plus menaçant, je me sentais très mal. Je sortis mon téléphone de ma poche et me mis à envoyer une dizaine de messages d'affilé à Eve, pour être sûr qu'elle ne les ratent pas. Un silence lourd pesait, je me sentais honteux alors que je savais très bien que je n'avais rien fait, ce n'était pas ma faute, et il ne se passait rien de grave, mais comment lui faire comprendre ? C'était normal de réagir comme ça quand on était à sa place. Il allait et venait, s'occupant des autres clients tout en me surveillant de son regard inquisiteur. Un long moment se passa durant lequel j'attendais plus que jamais le retour d'Eve, tandis qu'il commençait à perdre patience. Il s'approcha de ma table, déterminé, et gronda « Bon, je vais appeler tes parents, je pense qu'ils seront heureux de savoir que tu es un escroc, et qu'ils font payer avec beaucoup de plaisir ce que tu me dois ». Alors qu'il commençait à pianoter sur son téléphone le numéro que je lui dictais la voix tremblante, je vis Eve s'approcher, essoufflée, les yeux brillants. Dans le creux de sa main, un billet coloré que le serveur prit fermement.

« Faut pas vous mettre dans des états pareils, mon bon monsieur, dit-elle narquoise. Elle m'adressa un regard, pour que je complète sa tirade.

- Surtout quand on sait que sur ce billet, seuls quelques centimes vont vous revenir.

- Bon, grommela-t-il exaspéré, partez maintenant, j'ai du travail. »

Je tirai par le bras Eve avant qu'elle ne se mette à réellement l'énerver, et, déjà, nous nous éloignions du café. Au final, ses parents n'avaient plus besoin d'elle, alors nous avons pu passer encore un peu de temps ensemble. Ce jour là, il ne s'était rien passé d'autre de vraiment trépidant, ou en tout cas rien qui n'ai atteint ma mémoire d'une manière vraiment franche. Je me rappelle que nous étions nous deux, jusqu'à notre dernière minute de liberté, assis, l'un à côté de l'autre, sa tête sur mon épaule, ma main sous la sienne. On était bien, ici, nous deux, on ne voulait pas partir, on ne voulait pas revenir chez nous, pourtant on le devait. Elle et moi, on se sentait si bien. Les mélopées douces d'un piano et d'une voix de poète vibraient dans nos oreilles, alors qu'elle reprenait avec passion des éclats purs de sentiment. Il lui arrivait quelques fois, lors de certaines pointes en intensité de frémir d'émotions ; je sentais son tremblement sur mon épaule. L'instant d'après, dans la rue déserte du vieux quartier, nos chemins se séparèrent ; chacun de son côté.

Je me souviens d'un jour où malgré le froid, nous nous étions décidés à partir tout de même. « On n'aura qu'à mettre une écharpe » avait-elle écrit par sms. Tout était si beau, tout était si blanc. Le grand manteau de neige recouvrait le mien de sa froideur, alors que les arbres teintés de givre semblaient se conformer à la mode hivernale. Mes parents avaient insisté pour que j'emmène mon petit frère Paul avec moi. Nous nous étions dirigés dans la prairie d'en face. Eve, vêtue d'un bonnet (il paraît qu'il ne lui allait pas) était cachée derrière une dune de neige, couchée dans le froid de l'hiver. Elle nous fit un signe discret de la rejoindre, quand soudain, sur le chemin, une armée embusquée ouvrit le feu, nous forçant à nous cacher, pris au piège entre deux bataillons ennemis. Parmi leurs tireurs, j'ai pu remarquer quelques uns de mes amis, et monsieur le curé aussi, toujours désireux de nous rejoindre dans nos escarmouches. Paul réussissait à me suivre difficilement, et, aussitôt que je fus à l'abri dans une tranchée improvisée, je le couvris comme je le pus par des tirs incessants de mortier glacé. Le malheureux parvint à se glisser à mes côtés, non sans avoir été touché. La neige fondue coulait le long de son manteau.

« Et bah, c'est maman qui va être contente.

- Ils ne perdent rien pour attendre, dit-il en serrant les poings. On va les avoir !

- Si tu le dis. Bon, il faut trouver un moyen de rejoindre Eve sans se faire tirer dessus, une idée ?

- Je peux être le capitaine ? Me demanda-t-il directement.

- Notre capitaine, il est mort, il va falloir prendre des initiatives soldat.

- Bon, tu continues de les bombarder, son regard se posa sur les munitions que j'avais en main, comme tu le fais maintenant en fait, et j'essaye de creuser une tranchée. Je l'ai déjà fait avec mes potes, de loin ça se voit pas, surtout qu'on est un peu en hauteur.

- Mais quel stratège, ironisais-je le sourire aux lèvres.

- Bah quoi ?

- Nan rien, allez, dépêche toi, le temps est compté ! »

C'est ainsi que, pendant que je me tuais à réorganiser mes défenses et mes réserves de boules de neige, il creusait comme un damnait creuserait sa tombe, s'enfonçant dans les boyaux du pré, s'approchant toujours un peu plus de notre objectif. Les unités d'intervention d'élite ne prenaient aucun risque, et, bien qu'elles s'approchaient de plus en plus dangereusement du trou qui nous servait de prison, elles semblaient désireuses de rester à couvert de mes propres tirs. Mes boules de neige faisaient barrage, mitraillant leurs protections et les exposant toujours un peu plus aux attaques d'Eve qui continuait malgré tout à les attaquer. Au bout de quelques temps, alors que j'avais même oublié l'objectif de la démarche, Paul vint me voir me chuchotant « fini », avant de disparaître à nouveau dans les entrailles de la terre glacée. 

Cycle 8Where stories live. Discover now