J'étais détruit. Je ne savais pas comment réagir, les larmes commençaient à piquer mon visage. Je baignais dans un océan où se mélangeaient l'incompréhension le désespoir et la colère ; c'est comme si la marée avait en un instant emporté tous mes rêves, comme si je m'y noyais à présent. Je ne savais pas quoi faire, quoi dire, je ne savais pas si je devais détester Eve qu'elle ne m'ait rien dit ou m'inquiéter pour elle.
« Miaou ». Un soubresaut me parcourut. C'était Shogun -le chat d'Eve- qui m'avait surpris. Il semblait s'être échappé de la fenêtre encore battante, et s'était assis derrière moi, patiemment. Il semblait sale, fatigué, mal en point. Avec tout cela, personne n'avait pensé à s'en occuper. Mais Eve aurait-elle été capable de l'oublier ? Elle en prenait tant soin d'habitude ... J'étais de plus en plus inquiet, il se tramait quelque chose, mais je ne savais quoi. Et puis qu'est-ce que j'allais faire de Shogun ? Je ne pouvais pas l'emmener chez moi, et en même temps, je ne serais pas toujours là pour lui. Le plus simple serait encore de l'emmener à la SPA, mais je n'avais pas vraiment envie de le voir en cage, en attendant que quelqu'un l'adopte, ni de me dire qu'Eve était capable de l'abandonner comme ça. J'étais perdu. Et puis il fallait le nourrir, comment faire ? Je le pris dans mes bras, ça me ramenait un peu Eve, comme si en étreignant Shogun, c'est elle que j'enlaçais. Je ne pouvais pas le laisser tomber ... Je pleurais. Tous ces souvenirs, tous ces instants partagés avec elle se ressassaient d'eux-même dans mon esprit ; je souffrais déjà de son absence. Je me sentais mal, comme si repenser à elle me faisait souffrir. Je voulais hurler, je voulais planter mes ongles dans la première chose venue, mais je fis tous les efforts pour me calmer. Je ne voulais pas faire de mal à son chat, il semblait déjà si malheureux ... Je suis resté avec lui pendant toute la mâtinée, collé à lui pour lui tenir chaud. Parfois, j'avais l'impression que des larmes coulaient le long de ses moustaches, ou peut-être étaient-ce les miennes qui finissaient par ruisseler sur son visage. De tous les univers, de toutes les alvéoles et de tous les embranchements, nous étions les deux seules personnes à comprendre la douleur d'être abandonnés par quelqu'un d'aussi incroyable qu'elle. Lorsque mes yeux se désechèrent assez pour ne plus pleurer aucune larme, je partis. Je devais rentrer.
Le lendemain et tous les jours qui suivirent, je revins vois Shogun, une gamelle à la main remplie de restes de repas. C'était étrange, j'avais l'impression de faire quelque chose d'interdit en allant le voir, j'avais l'impression qu'on m'épiait, prêt à me dénoncer. Il était encore là, il m'attendait parfois par la fenêtre, parfois je devais entrer dans ce manoir abandonné pour le trouver. Je n'y restais jamais assez longtemps, tout me faisait trop peur ; ces bruits mécaniques dont je ne connaissais pas la provenance, des ombres, beaucoup d'ombres, un sentiment de solitude qui m'envahissait, et des histoires qu'elle m'avait raconté sur la maison qui revenaient dans ma mémoire. Très souvent, je prenais Shogun avec moi et nous sortions ensemble, loin de tous ces spectres qui nous épiaient, ces spectres du passé. Et puis, je me sentais triste quand je revoyais la demeure. J'étais mélancolique même, je la scandais, revenaient en moi les souvenirs d'Eve. Je regrettais de ne pas avoir pu lui dire au revoir, je regrettais de l'oublier un peu plus chaque jour. Un détail que le temps prend, un souvenir que ma mémoire perd, notre estampe s'estompait toujours plus. Je sentais oublier, chaque seconde qui passait, tout de ce qui faisait notre force. Les larmes me montaient encore aux yeux, éternellement. Je n'arrivais pas à passer à autre chose, c'est tout. Ma mémoire façonnait d'elle de nouveaux souvenirs, des souvenirs imaginaires, mais ça n'était pas pareil. Elle était devenue trop prévisible. Tous les soirs, quand je n'arrivais pas à dormir, je la pleurais. Tout était si bien, pourquoi fallait-il qu'elle m'abandonne, comme ça ? Le désespoir me prenait, le destin est si cruel de me faire aspirer le bonheur pour ensuite me l'enlever. Le pire, c'est que je n'ai jamais vu le temps passer jusqu'ici, alors que maintenant, tout semble si long sans elle. Je ne savais plus quoi faire, j'étais perdu.
La semaine se finit très rapidement et les cours reprirent. Je n'avais plus le coeur à travailler ni à parler aux autres, mes amis s'en rendaient compte, je n'étais presque plus avec eux. Mes notes baissèrent, je n'écoutais plus en cours, j'étais juste silencieux, à essayer avec le plus d'effort possible de me souvenir d'elle. Je ne retrouvais même plus son visage, elle ne répondait plus à mes messages, j'avais mystérieusement perdu toutes les photos que l'on avait prise ensemble sur mon téléphone. La sonnerie rugissante me fit sursauter ; notre professeur d'histoire nous fit noter l'interrogation de la semaine suivante. Lorsque je sortis, il m'interpella :
« N'oublie pas.
- Oui monsieur, lui répondis-je »
Il me regardait d'une manière très sérieuse, pourquoi fallait-il que les professeurs insistent ainsi pour que nous travaillons après une simple mauvaise note ? Cela ne regardait que moi. Je partis de la salle, un peu perplexe. Son regard était encore suspendu au mien alors que j'étais dans le couloir. Tout le monde était si étrange depuis le départ d'Eve. J'hésitai quelques instants, avant de m'arrêter. Je me tournai dans sa direction
« Au fait, vous avez des nouvelles d'Eve ? Il me regarda quelques instants, de son regard impénétrable.
- Qui ça ? Finit-il par demander. Je ne vois pas de qui tu veux parler.
- Eve ... Je ne comprenais pas. Mon cerveau malade avait-il pu broder une telle histoire à partir de rien, d'une personne qui semblait avoir échappé aux filaments de souvenirs qui l'assaillaient ?
- Si tu as envie de parler de quelque chose, je suis là. Enfin pas maintenant, j'ai un cours à faire. »
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Cycle 8
SpiritualDes voyages dans le temps, des virus, des machines et des singularités. L'avenir semble si compromis, et pourtant, l'idéalisme seul suffirait à tout changer !