Chapitre XIV - Va donc voir un psy!

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'Ma rose noire exprime ma mélancolie

Que j'ai longtemps partagée avec lui.

Avec toi je voudrais les pétales compter ;

C'est avec lui que mes heures je peux ôter.'

'Rose, Flamme ou Chocolat ?'

Des bouteilles vides, j'en retrouve un peu partout dans la maison : dans un placard à vaisselle, derrière les meubles, à côté de l'ordinateur du studio, derrière la cuvette des WC – tous les endroits qui lui viennent à l'esprit quand il n'est plus lui-même. Parfois, c'est Hannah qui me les apporte, ce qui me met encore plus mal à l'aise. Qu'expliquer à une gamine de treize ans ? Elle n'est pas si bête – elle voit bien que son père est en train de se détruire à petit feu. Hannah aimerait avoir la réponse au pourquoi mais je ne connais pas la réponse, et je me demande même si Paul a fait l'effort de la chercher. Je me dis que c'est juste parce que je ne suis pas capable de lui apporter le bonheur que j'ai détruit en lui – indirectement, certes : même si ce n'est pas ma faute, même si je ne suis pas vraiment responsable, j'en reste la cause – et il n'est pas non plus capable de se le reconstruire tout seul.

On se retrouve donc dans l'impasse sordide de vouloir adopter une vie de famille normale en préparant l'arrivée de notre enfant alors que tout semble se désagréger : l'espoir d'être à la haute s'émiette ; j'ai l'impression de bâtir une maison sur des fondements instables. Ce sont les mots précis que j'ai employés quand j'ai eu Till la semaine dernière au téléphone. J'avais besoin de parler à quelqu'un, et comme je soupçonne Jenny de tout raconter à son mari, il n'y a qu'avec Till que je me sens assez à l'aise pour me confier. Il y a aussi Gaïa, devenue ma seule meilleure amie depuis mon exil à Berlin, mais j'ai l'impression qu'elle comprend peu mon choix de vouloir m'installer définitivement avec un homme – elle se fiche bien de son âge ; elle estime simplement qu'être une femme libérée, pleinement et simplement, a plus d'avantages que de fonder une famille, que de « se caser » d'autant plus avec une « rockstar » avec laquelle on ne peut jamais aspirer à la stabilité que je chérissais tant. Peut-être n'a-t-elle pas si tort au final...

Till, par contre, prête volontiers une oreille attentive à mes craintes et mes doutes, et tente de me rassurer sur le caractère imprévisible de Paul, sur l'amour qu'il me porte, sur la sagacité de mes propres choix. Il m'a avoué dès le début qu'il ne trouvait rien à redire sur l'écart d'âge mais qu'il avait été quelque peu sceptique en me voyant – non pas parce qu'il estimait que je n'étais pas convenable pour Paul mais parce qu'il me trouvait insaisissable.

Insaisissable.

C'est au moment où il a prononcé ce mot que mon regard sur Till a changé. Du statut d'idole, il est passé à celui d'homme sensible et charmant – du dieu vivant qui m'inspirait crainte et admiration, il est devenu un ami. Un confident, en quelque sorte. Avec lui, j'ai l'impression de trouver mon égal – en plus fort, plus dur, plus stable. Il est ce que j'aurais voulu devenir si j'avais été un homme : l'idéal masculin qui ne me complète pas ; qui me stimule plutôt. Avec Till, je ressens la liberté d'exprimer mes pensées, mes états d'âme, mes élans noirs – et quand il retourne dans la campagne de son enfance du côté de Wendisch-Rambow, quand il ne répond pas au téléphone, ou quand je n'ose pas composer son numéro, j'aime lui écrire une petite lettre – officiellement pour m'entraîner à l'écrit – à laquelle il répond une ou deux semaines plus tard, s'excusant de son retard (pour raisons diverses : ses fils turbulents, sa fille pré-ado insupportable, sa María qui lui en fait voir de toutes les couleurs, Nele qui lui demande de faire du baby-sitting – les excuses sont diverses mais souvent fausses à mon avis) avant de corriger mes fautes de grammaire et de finir par parler de ce qui l'a surpris, fasciné ou attristé dernièrement. Grâce à lui, je me suis remise à l'écriture de mes nouvelles, que je corrige et traduis pour lui. J'ai l'impression d'avoir trouvé la reconnaissance dont j'avais besoin ; le regard qui ne me juge pas, qui se contente de critiquer sainement.

AmaryllisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant