J'ai du mal à trouver les mots pour expliquer cette journée. J'ai peur que si l'on trouve ce carnet, ou qu'il tombe entre de mauvaises mains (je n'ai pas confiance en ma colocataire), on me prenne pour une folle. Je suis dans un asile, certes, mais je ne suis pas folle. De cela, j'en suis certaine.
Je dois mon trouble à Marie, l'insignifiante couturière russe.
Nous avons reçu le journal, comme tous les jours. Tandis que je faisais une sieste après le repas du midi (une infecte purée de pommes de terre avec une tranche de fromage), Marie est apparue à côté de mon lit.
J'ai senti mon matelas s'enfoncer. Alors j'ai ouvert les yeux et j'ai été surprise de la voir aussi près. Je n'ai pu retenir un mouvement de recul. Elle a froncé les sourcils et m'a rabroué sévèrement : « je sais maintenant pourquoi tu fais ta princesse », et elle m'a mis sous le nez une page du Berliner Illustrirte Zeitung sur laquelle s'étendait une immense photographie d'une partie de la famille impériale russe.
Le cliché était daté de 1910 et représentait les quatre grandes duchesses ainsi que le tsarévitch. La légende indiquait « Maria, Tatiana, Anastasia, Olga et le tsarévitch Alexis Romanov ».
Quand le gros doigt de Marie s'est écrasé sur le visage de la jeune fille du milieu, elle a murmuré d'un air de conspiratrice : « je sais qui tu es ».
« Tais-toi », lui ai-je répondu d'une voix rauque, d'avantage parce qu'elle me faisait peur que parce que je ne voulais pas qu'elle poursuive.
Et pour cause, la vue de cette photographie a provoqué en moi un torrent d'émotions. Je me suis redressée, j'ai pris le journal dans mes mains et j'ai fixé les visages les uns après les autres, lisant et relisant la légende.
OTMA. Olga, Tatiana, Maria et moi... Anastasia.
Le petit garçon à droite ressemblait trait pour trait à celui que j'avais si souvent vu dans mes rêves, et alors il me revint en mémoire une infinité d'images, de sons et de sensations. C'était comme si la photo avait ouvert un coffre jusqu'alors solidement condamné. Je me suis parfaitement souvenu du moment où nous avions posé pour la photo. Pourquoi tout le monde fixait le gros objectif sauf moi, encore distraite, qui regardait le photographe.
En effet, nous étions à Tsarskoïe Selo et je venais de me disputer avec Alexis pour une histoire de cheval. Tout mon visage exprimait encore la tension du moment.
J'ai manqué m'évanouir et me suis mise debout pour lire attentivement le maigre article accompagnant le cliché.
« Tu es la grande duchesse, tu es noble, Anna », s'emporta Maria dans mon dos. Son excitation lui donnait une voix pincée qui m'irritait.
« Tais-toi », répétais-je plus fort.
« Je le savais depuis le début, tu ne pouvais pas être morte ».
Mon cœur a raté un battement lorsque j'ai entendu ces mots. Je me suis tournée vers elle et l'ai dévisagée avec stupeur. Elle se tordait les mains, assise au bord de mon lit. Ses vêtements dépareillés lui donnaient l'air d'une sorcière et le manque d'entretien de ses cheveux avait fait naître quantité de nœuds.
« Qu'est-ce que tu as dit ? »
Je me suis approchée d'elle et l'ai vue se ratatiner. Elle n'osait même plus me regarder :
« J'ai dit que tu n'étais pas morte, c'est tout. C'est vrai, non ? Puisque tu es là ? ».
J'ai eu du mal à avaler ma salive, tant ma gorge était nouée.
Sans un mot, je me suis assise à côté d'elle et ai lu l'article. Le journaliste y a écrit un petit hommage à la famille Romanov, assassinée dans la nuit du 17 juillet 1918.
Tous.
Morts.
Le choc provoqué par cette annonce m'a fait le même effet que lorsque j'ai repris conscience dans l'eau glacée du Landwehrkanal. Sauf que là, je savais tout.
Une écrasante lucidité me permettait d'analyser les événements avec une clarté incroyable.
Je viens du passé.
Cette idée a explosé sous mon crâne comme un feu d'artifice.
« On ne peut pas changer ce qui est écrit ».
Je suis dans le futur. Un futur qui, aux dires de Grigori Raspoutine, ne peut être modifié. Un futur dans lequel il m'a envoyé pour en revenir, pour lui dire ce qui va se passer pour nous tous.
Parce que c'est écrit et qu'on ne peut pas le changer.
L'homme ours se sentait en effet menacé depuis plusieurs mois à cause de sa position au sein de la famille et de sa volonté de se retirer du conflit mondial. Il m'a proposé cette aventure folle dans l'espoir de me faire revenir avec de bonnes nouvelles, de quoi apaiser ses craintes.
Un simple aller-retour pour le rassurer.
J'ai suffoqué, incapable d'en vivre d'avantage. La main sur le cœur, j'ai voulu me relever mais mes jambes tremblaient si violemment que je suis restée clouée sur place.
Tout mon corps convulsait, comme secoué par une puissance invisible.
La petite chambre austère m'a fait l'effet d'une prison étroite dans laquelle je ne pouvais plus respirer. Les murs couverts d'un papier peint jaunâtre rétrécissaient à vue d'œil et mes poumons peinaient à se remplir. Les épais rideaux ne laissaient plus passer aucune lumière. Le plafonnier menaçait de me tomber sur la tête.
Et Marie, la paranoïaque Marie, me regardait avec des yeux brillants, impressionnée d'être aussi proche d'une Grande Duchesse de Russie. Elle se mordait la lèvre si fort que j'ai vu une perle sanglante lui dégouliner dans la bouche.
« J'appelle quelqu'un ! » s'est exclamée Marie en se précipitant sur la poignée de la porte, mais je l'en ai empêché d'un ordre sec. Je ne voulais surtout pas faire intervenir une personne extérieure, qui m'aurait regardée comme si je venais de franchir un pallier supplémentaire dans la folie, avant de m'obliger à ingérer quelque obscure médecine infernale. Je ne voulais pas perdre l'esprit maintenant que j'en avais besoin plus que jamais.
Quand enfin j'ai réussi à retrouver un peu de force, j'ai eu envie de m'échapper loin d'ici.
Je savais tout, désormais.
« Je vais me promener dans le parc », ais-je annoncé à ma voisine sans lui proposer de m'accompagner. D'ordinaire, j'apprécie de n'être pas seule mais à cet instant, je n'aspirais qu'au vide et à l'éloignement.
Je me suis donc éclipsée. J'ai cette chance d'être dans une aile de l'asile où on laisse aux patients un minimum de liberté. C'est peut-être parce que je parais inoffensive, jeune femme à peine adulte et encore enfant, que l'on ne m'a pas encore attachée à mon lit.
Bien que le parc soit entouré d'un haut mur d'enceinte surmonté de barbelés brillants, personne n'a encore essayé de s'échapper depuis mon arrivée.
Depuis j'écris dans mon carnet comme un besoin vital. Je me suis isolée à l'ombre d'un saule pour griffonner ces mots. Ce carnet est le seul compagnon en qui j'ai réellement confiance. Plus je le garderai avec moi, plus j'aurai de chance de ne pas craquer.
Désormais je sais qui je suis et pourquoi je suis venue ici. Le sorcier Raspoutine m'a envoyé en mission. Peut-être n'avait-il pas prévu les circonstances de mon arrivée dans ce futur à la fois si proche et si lointain.
Je me pose tant de questions désormais : comment rentrer chez moi ? Et même : est-ce que je le dois ?
Rentrer signifie que je vais mourir dans quelques années. Il me reste encore tant à vivre.
Si je reste ici, je pourrai vivre encore longtemps.
Oui mais dans quelles conditions ?
J'ai besoin de temps pour réfléchir.
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Changer ce qui est écrit
ParanormalFévrier 1920, Berlin. J'ouvre les yeux comme si je venais de naître et un tourbillon de sensations me submerge, étouffant. Pourquoi ai-je aussi froid ? Voilà qu'une main ferme me sort de l'eau et m'emmène à l'asile. Je n'arrive pas à prononcer un m...