*Chapitre 13*

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Alex est toujours sur le canapé, les yeux rivés au mur. Lorsque nous revenons au salon, il se lève.

- Je rentre à la maison, annonce t-il tout en se dirigeant vers la porte. Sa voix est plate. C'est comme si il était mort de l'intérieur, rongé par la tristesse et la culpabilité.

Je ne réponds pas, parce que moi aussi, j'ai besoin d'être seule.

- Tu veux que je te ramène ? propose ma mère quand il a déjà parcouru la moitié de l'allée devant la maison.
Il se retourne, les yeux rivés sur le bout de ses chaussures.

- Non merci, ça va aller.

Et il est parti. Sans un mot. Sans un regard.
On rentre à nouveau dans la maison, personne ne parle. Maman et moi, on ne trouve pas les mots. A vrai dire, qui le pourrait ? 
Je monte dans ma chambre, et m'effondre sur mon lit. Le chagrin me vient par grosses vagues. J'ai l'impression de me noyer. Lorsque je pense m'être calmée, que j'ai retrouvé une respiration un tant soit peu normale, une nouvelle vague m'emporte. Je préférerais mourir.
C'est une chose d'avoir un pressentiment, mais le fait de ne rien savoir permettait encore un semblant d'espoir. Je pensais que l'ignorance, les questions se bousculant dans ma tête, l'attente, je pensais que tout ceci était la pire chose qui soit. En fait, je me trompais. La certitude, c'est bien pire. La violence et le fait que cette foutue réalité soit indiscutable se plantent en plein dans mon cœur, telle la hache qui fend le bois.
Clara est morte.
Elle, si belle. Si joyeuse. Si parfaite. Si intouchable.
Étranglée.
L'image s'impose dans mon esprit, même si je fais tout mon possible pour la refouler. Elle, concentrée comme jamais dans son flirt, totalement inconsciente du danger, et qui se remet entièrement à lui. Et puis, le moment fatidique où elle se rend compte que son beau prince charmant n'est en réalité qu'un crapaud maléfique, prêt à tout pour arriver à ses fins. L'a-t-il blessée ? Torturée ? Ou pire, l'a-t-il violée ? Est-ce aussi ça qu'il recherchait ? Je l'imagine en train de lutter, de tousser, ses grands yeux écarquillés de terreur, portant ses mains à son cou, dans un geste désespéré, essayant d'atteindre son agresseur de tous les moyens possibles, histoire de le faire reculer, ne serait-ce que quelques secondes, pour lui permettre de s'enfuir, le plus vite et le plus loin possible de cet être immonde, sans aucun cœur... Puis, la vie qui s'échappe à elle, lentement ses forces qui s'échappent, ses membres qui se ramollissent... Ses yeux qui se voilent, puis se ferment, pour la dernière fois... 

Je ferme les yeux du plus fort que je peux, en m'efforçant de penser à quelque chose d'autre, mais rien. Seules les images des derniers instants de Clara persistent.
Je me repasse des bons souvenirs de Clara pour me concentrer sur autre chose. Je me souviens de son arrivée à l'église pour l'enterrement de papa, en jolie robe bleu marine, et des petites socquettes blanches, les cheveux séparés en deux parties, et remontés pour former de jolis petits macarons. Déjà assise, ma famille était regroupée, chacun étant essentiel à la survie des autres. Clara a lâché la main de Laura pour venir nous rejoindre. Elle n'a pas prononcé un seul mot, elle a simplement regardé les adultes de ses grands yeux gris, pour qu'ils la laissent passer. Elle s'est glissée entre le banc de devant et leurs jambes, s'est serrée contre moi et m'a pris la main. Elles est restée comme ça durant toute la cérémonie, et ne l'a pas lâchée non plus au cimetière.

Et en CM2, quand Kassandra Olsson, qui avait deux ans de plus que nous, m'a volé un élastique et l'a mis dans ses cheveux, puis est partie rejoindre ses copines en riant méchamment. Clara m'a retrouvée en train de pleurer à chaudes larmes, une couette d'un côté de la tête, et les cheveux lâchés de l'autre. Quand je lui ai raconté ce qu'il s'était passé, elle s'est précipitée vers Kassandra et l'a attrapée par la queue de cheval qu'elle s'était faite. Kassandra s'est retournée violemment vers Clara, mais celle-ci ne l'a pas lâchée.

- Rends l'élastique d'Emily, tout de suite, a dit Clara, la mâchoire serrée, et les yeux lançant des éclairs.
Depuis que je la connaissais, je ne l'avais jamais vue autant énervée que ce jour là.

- Lâche-moi ! a crié Kassandra. Au secours, aidez-moi !

Ses copines étaient tellement surprises qu'elles n'ont fait que reculer et regarder le spectacle.
Kassandra s'est mis à tourner sur elle-même en agitant les bras, pour tenter d'attraper Clara, mais mon amie a tenu bon et a tourné avec elle, jusqu'au moment où, Kassandra, le cou complètement tordu, a dû regarder en l'air.

- C'est bon ! Prends-le et dégage, petite conne ! a hurlé Kassandra.

Clara est revenue, s'est assise devant moi et m'a refait ma couette, tout en veillant à bien faire tenir l'élastique.
Ce jour-là, je ne vous raconte même pas à quel point j'étais fière d'être son amie : elle n'était pas bien grande, mais elle avait un sacré répondant !

Et puis, à 13 ans, quand elle a couché avec un débile de 3 ans plus âgé, qui l'a ensuite raconté à tous ses potes, qui eux-même l'ont raconté à leurs potes... Bref, tout le monde était au courant avant même d'avoir eu le temps de dire ouf. Ils se la racontait devant ses potes, qui criaient à Clara de venir les sucer.

<< - Mais il en avait une miiiiiiiinuscule, s'était plainte Clara d'une voix de petite fille, en montrant une mesure ridicule entre ses doigts. Qu'est-ce que j'ai à y gagner franchement ? Je me le demande encore ! 

Les mecs s'étaient mis à rire et s'étaient tous retournés vers leur pote. Dans leurs yeux, on voyait qu'ils redoutaient Clara et qu'ils n'avaient pas envie qu'elle dise la même chose d'eux.

- Vos gueules ! avait crié le débile, touché dans son ego.

Clara avait ri, les avait regardés droit dans les yeux, et avait remué son petit doigt vers lui.

- Au revoir ! avait-elle dit de sa petite voix de fée clochette. >>

C'aurait été moi, je serais morte de honte 18 fois, et j'aurais sans doute changé d'établissement.
Il y a 2 ans, quand j'étais en vacances à la plage avec sa famille, le temps était froid et pluvieux, mais Clara avait insisté pour qu'on aille à l'eau. Le vent était fort. Clara a crié en entrant dans l'eau glacée, et sa voix a été emportée. J'ai penché la tête en arrière et j'ai crié aussi. Un petit bruit s'est échappé et s'est perdu dans le vent. Clara a recommencé. Son cri était grave, animal, et j'ai ri si fort que j'ai cru que j'allais me faire pipi dessus. Ensuite, j'ai renversé la tête et rugi aussi fort que je le pouvais. C'était libérateur ! Clara est tombée sur le sable, hilare. Et puis sans que je m'y attende, elle s'est relevée d'un bond, elle a levé les bras comme si elle était un gros animal, genre un grizzly sauvage et a couru à à l'eau en criant. Une fois immergée jusqu'à la taille, elle s'est retournée et a crié en sortant aussi. Son aura, plus scintillante que jamais, remplaçait largement le soleil absent de ce jour là. Ses rires et son énergie étaient communicatifs. On a beuglé comme des veaux entrant dans les vagues et en en sortant, en inventant des manières de courir plus ridicules les unes que les autres, et en riant d'être aussi folles. Nous étions comme les monstres que nous faisions semblant d'être à l'âge de 5 ans. Trempées, pleines de sable, les cheveux emmêlés et les joues rouges, qui nous faisaient mal à force rire, la voix cassée d'avoir tant crié. Mais libres et heureuses.

Je n'imagine pas me laisser aller ainsi avec qui que ce soit d'autre, être aussi proche de quelqu'un que de Clara. Plus jamais.

Ce n'est pas le chagrin que j'ai ressenti a la mort de papa. Il n'a pas été assassiné, lui. Il a été malade, et à la fin, il était quasi méconnaissable. Il s'est battu avec tant de hargne et de courage pendant si longtemps, a remporté des combats perdus d'avance, et quand il a fini par partir, nous avions eu le temps de nous y préparer.
Nous avons été presque soulagées, parce ça signifiait la fin de sa souffrance. La soudaineté et la futilité de la mort de Clara sont insondables. Incompréhensibles. Ça me met en rage. Jamais je n'accepterai  ce qui lui est arrivé.

Prise au piègeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant