Alex est toujours sur le canapé, les yeux rivés sur le mur. Quand nous revenons dans le salon, il se lève.
- Je rentre chez moi, annonce-t-il en se dirigeant vers la porte d'entrée.
Je ne réponds pas. Moi aussi, j'ai besoin d'être seule.
- Tu veux que je te ramène ? lance maman quand il a déjà parcouru la moitié de l'allée.
Il se retourne, les yeux fixés sur le sol.
- Non merci.
Et il est parti.
Maman et moi ne trouvons pas les mots. Je vais dans ma chambre, et je m'effondre sur mon lit. Le chagrin me vient par grosses vagues. C'est une chose d'avoir un mauvais pressentiment quand on se lève, mais le fait de ne rien savoir permettait encore un semblant d'espoir. Je pensais que l'ignorance, les questions, l'attente, c'était la pire chose possible. En fait, je me trompais. La certitude, c'est bien pire. Pire que tout. La violence et la vérité se plantent dans mon cœur comme une flèche.
Clara est morte.
Elle, tellement belle.
Étranglée.
L'image s'impose dans mon esprit, même si j'essaie de l'arrêter. Elle, tout à son flirt, inconsciente du danger, qui se jette volontairement dans le gueule du loup. Et puis, le moment où elle se rend compte qu'il n'est pas celui qu'elle croit. L'a-t-il blessée ? Torturée ? A-t-elle été violée ?
Je la visualise en train de lutter, de tousser, de porter les mains à son cou, d'essayer d'atteindre son agresseur en une ultime tentative... Puis la vie qui s'échappe d'elle, ses membres qui s'amollissent.Je ferme les yeux le plus fort possible en m'efforçant de penser à autre chose, mais rien ne vient. L'image de ses derniers moments refuse de quitter mon esprit.
Je me repasse des souvenirs de Clara pour me focaliser sur autre chose. Je me souviens de son arrivée à l'église pour l'enterrement de papa, en jolie robe bleue marine et socquettes blanches, les cheveux séparés en deux macarons. Déjà assise, ma famille était regroupée, chacun étant essentiel à la survie du groupe. Clara a lâché la main de Laura pour venir nous rejoindre. Elle n'a pas parlé, elle a simplement regardé les adultes de ses grands yeux, pour qu'ils la laissent passer. Elle s'est glissée entre le banc de devant et leurs jambes, s'est serrée contre moi et m'a pris la main. Elle est restée comme ça pendant toute la cérémonie, et ne l'a pas lâchée non plus au cimetière.Et en CM2, quand Stacia Miller, qui avait un an de plus que nous, m'a piqué un élastique et l'a mis dans ses cheveux, puis est allée rejoindre ses copines avec un rire méchant. Clara m'a retrouvée recroquevillée en train de pleurer, une couette d'un côté de la tête et les cheveux tombant de l'autre. Quand je lui ai raconté ce qui s'était passé, elle a couru vers Stacia et l'a attrapée par la queue de cheval qu'elle s'était faite. Stacia s'est retournée, mais Clara ne la lâchait pas.
- Rends l'élastique d'Emily, a dit Clara, les dents serrées.
- Lâche-moi ! a couiné Stacia. Au secours, aidez-moi !
Ses copines étaient tellement surprises qu'elles n'ont fait que reculer et regarder le spectacle. Stacia s'est mise à tourner sur elle-même en agitant les bras, pour essayer d'attraper Clara, mais mon amie a tenu bon et a tourné avec elle, jusqu'au moment où Stacia, le cou tordu, a dû regarder en l'air.
- C'est bon ! Prends-le et dégage, petite conne ! a crié Stacia.
Clara est revenue, s'est assise avec moi et m'a refait ma couette en faisant bien tenir l'élastique. Ce jour-là, qu'est-ce que j'étais fière d'être son amie : elle n'était pas bien grande, mais elle avait un sacré répondant.
Et puis à 13 ans, quand elle a couché avec un gros naze de 2 ans plus âgé, qui l'a ensuite raconté à tout le monde. Il se la pétait avec ses copains, qui criaient à Clara de venir les sucer.
<< - Mais il avait une toute petite bite, s'était plainte Clara d'une voix de petite fille, en montrant une mesure ridicule de ses doigts. Qu'est-ce que j'ai à y gagner ?
Les mecs s'étaient mis à rire et s'étaient retournés vers leur pote. On voyait qu'il étaient intimidés par Clara et qu'ils n'avaient pas envie qu'elle dise la même chose d'eux.
- Vos gueules ! avait crié le gros naze.
Clara avait ri, les avait regardé droit dans les yeux et avait agité son petit doigt vers lui.
- Au revoir ! avait-elle dit de sa petite voix de fée Clochette. >>
C'aurait été moi, je serais morte de honte 34 fois et j'aurais sans doute changé d'établissement.
Il y a 2 ans, quand j'étais en vacances à la plage avec sa famille, le temps était froid et pluvieux, mais Clara avait insisté pour qu'on aille à l'eau. Le vent était fort. Clara a crié en entrant dans l'eau glacée, et sa voix a été emportée. J'ai penché la tête en arrière et j'ai crié aussi. Un petit bruit m'a échappé et s'est perdu dans le vent. Clara a recommencé. Son cri était grave, guttural, et j'ai ri si fort que j'étais pas loin de me faire pipi dessus. Ensuite, j'ai renversé la tête et rugi aussi fort que je pouvais. C'était tellement libérateur ! Clara est tombée sur le sable avec des rires hystériques. Et puis elle s'est redressée d'un bond, elle a levé les bras comme si elle était un gros animal genre grizzly et a couru à l'eau en criant. Une fois immergée jusqu'à la taille, elle s'est retournée et a crié en sortant aussi. Son énergie était communicative. On a beuglé en entrant dans les vagues et en en sortant, en inventant des manières de courir plus ridicules les unes que les autres, et en riant d'être aussi folles. Nous étions comme les monstres que nous faisions semblant d'être à l'âge de 5 ans. Trempées, pleines de sables et toutes décoiffées, les joues qui faisaient mal à force de rire et la voix cassée. Libres et heureuses.
Je n'imagine pas me laisser aller ainsi avec quelqu'un d'autre, être aussi proche de quelqu'un que de Clara. Plus jamais.
Ce n'est pas le chagrin que j'ai ressenti à la mort de papa. Il n'a pas été assassiné, lui. Il a été malade, et à la fin, il était quasi méconnaissable. Il s'est battu avec courage pendant si longtemps, a remporté des combats perdus d'avance, et quand il a fini par partir, nous avions eu le temps de nous y préparer. Nous avons presque été soulagées, parce que ça signifiait la fin de sa souffrance. La soudaineté et la futilité de la mort de Clara son insondables. Incompréhensibles. Ça me met en rage. Jamais je n'accepterai ce qui lui est arrivé.
VOUS LISEZ
Prise au piège
Mystère / ThrillerEmily et Clara se connaissent depuis toujours. Mais c'est toujours Clara qui a tout ce qu'elle désire, comme ce mystérieux Bryan Cooper, qu'elles ont rencontré sur un site de chat en ligne. Et, bien sûr, c'est Clara qui décroche le rendez-vous. Mais...