De l'eau. Je ne voyais que ça. A l'avant, à l'arrière, à bâbord, à tribord. Partout. Il n'y avait rien d'autre. Pas une île, pas un rocher. Rien que cette immensité interminable. Trois mois de traversée derrière moi. Plus que cinq. Je compte chaque jour en scrutant le bleu qui nous entoure. Une fois j'en discutais avec un type, un peintre, Levinson. Il disait que pour lui, tout ça, ce n'était pas que du bleu.
- Tu vois, m'a-t-il expliqué, là, sous cette vague, c'est un bleu ultramarin, aux reflets céruléens. Elle a disparu. Au loin, il y a moins de vagues, moins d'ombres. Un azur clair. Partout, des tâches moins pigmentées, presque aussi blanches que les nuages, et ailleurs, des coins sombres et abyssaux... Et le ciel ! Admire son dégradé ! En bas, il semble s'effacer pour laisser place à la mer, comme s'il avait peur de s'appuyer sur elle... Et en haut, sa grandeur ! Sa majesté ! Il est plus lumineux qu'un saphir au soleil ! C'est un bleu roi plus fier qu'un héritier Habsbourg et plus doux qu'un myosotis... Oh, si seulement j'avais ma palette !
- Arrête de parler Michel-Ange, et frotte !
En plus d'être enfermé dans cette perfide prison à ciel ouvert, nous devions aider à maintenir le bateau à l'eau. Cela incluait d'aider les marins lors de manœuvres compliquées, mais aussi, et surtout, voire même quasi exclusivement, de récurer nuit et jour le pont à la brosse.
Le travail ne me faisait pas peur. C'était toujours mieux que de casser des cailloux au bagne. Le plus dur, c'était de tenir sans taverne. Heureusement, plusieurs de mes camarades avaient réussi à transporter quelques bouteilles avec eux. C'était déjà ça. On ne mourrait pas de faim à bord, ils avaient embarqué suffisamment de bétail pour tenir au moins un an. Cela leur permettait aussi de nous tenir occupés en nous laissant avec les animaux. Ils essayaient de nous apprendre à gérer le bétail, pour qu'on soit autonomes une fois sur place. Enfin, c'est ce qu'ils disaient. Je ne savais pas ce qu'ils entendaient par là, ni même ce qu'il allait m'arriver une fois la terre australe atteinte. Les jurys du tribunal avaient été avares en explication. En fouillant l'horizon des yeux, je me suis plusieurs fois demandé si je n'allais pas au-devant d'un enfer encore pire que la prison. Que pouvions nous attendre de ce nouveau territoire ? Serait-il hostile ou accueillant ?
Le temps passait lentement mais sûrement à bord du navire. Nous étions plusieurs centaines à avoir accepté l'exil. Mon ami avocat n'avait pas eu de mal à convaincre le juge de m'éloigner des côtes immaculées du pays. Un ivrogne en moins, zou ! Du balai ! Il devait être content, Irving, de s'être débarrassé du pauvre parasite que j'étais pour lui... Il est pourtant venu me dire au revoir au port, le jour du départ. C'était bien le seul. En montant dans le bateau, j'avais eu l'impression qu'il avait versé une larme. Pourquoi diable aurait-il fait ça ?
J'avais le temps de réfléchir, brosse à la main, sur tout ce que j'avais pu faire sur ce vieux continent. Je me disais qu'il était peut-être temps que je devienne quelqu'un de bien. Je me promettais tous les jours que, si nous ne nous retrouvions pas pris au piège de la police ou d'autochtones, je deviendrais quelqu'un de respectable.
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Un autre monde
AbenteuerAu milieu du XIXème siècle, ruiné, John Marlot est emprisonné pour dettes. Il n'a qu'un moyen d'échapper à la prison : accepter de partir en Nouvelle-Galles du Sud, un territoire récemment acquis que le gouvernement britannique souhaite coloniser. U...