Chapitre 13

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Petit à petit, les réserves s'amenuisaient. La colère grondait chez mes pairs. Plusieurs manifestations avaient déjà eu lieu. Ils avaient souvent menacé de cesser de travailler. Tout le monde savait qu'ils ne le feraient pas. Notre travail était la seule façon de survivre, si jamais finalement quelque chose poussait sur cette maudite terre. J'avais l'habitude de manger peu. J'avais pris celle de boire peu. Les autres semblaient avoir plus de difficultés. Voilà trois mois que nous avions commencé à planter. Les premières récoltes auraient dû commencer. Elles se faisaient attendre. Elles se feraient rares, nous le savions déjà. Les insectes d'ici semblaient trouver nos plants à leu convenance, tandis que la terre refusait de leur offrir quoi que ce fut.

Je contemplais les premiers pois de mon jardin. Ces vingt pauvres graines semblaient perdues dans ma grande jatte plate. Qu'allais-je donc bien pouvoir manger ? Je possédais un bœuf et trois poules, offertes par l'administration lorsque j'avais eu fini ma ferme. Je savais que, bientôt, on viendrait les chercher. Le rationnement allait toucher tout le monde.

Ce jour-là, je me redis à l'hôpital. Une petite cahute à côté de la cabane municipale. Thompson était arrivé avant moi, au chevet de Levinson. Mon ami était pâle. Les deux l'étaient, d'ailleurs. D'un de la maladie, l'autre d'inquiétude. Ces deux là s'étaient rapidement compris. Aucun des deux ne voulait de la vie de fermier. Ils espéraient encore pouvoir y échapper. On avait trouvé Levinson hurlant de douleur dans la jungle. On racontait qu'il aurait mangé quelque baie curieuse trouvée au hasard de sa promenade. J'en discutais avec Thompson. Comment un homme aurait-il pu manger un fruit qu'il ne connaît pas dans une île aussi hostile ? Plusieurs de nos camarades avaient déjà failli s'empoisonner.

- J'avais... faim.

Levinson émergeait doucement de son sommeil. Sa voix était faible et traînante.

- Comment tu te sens ?

- Je sais pas trop... Ma palette... Où est ma palette ?

Même à l'article de la mort, il ne souhaitait pas abandonner son précieux instrument.

- Je l'ai ramassée, répondit Thompson, je vais la chercher.

On aurait dit qu'il rapportait un doudou à un enfant.

- Tu n'en as pas besoin, ici. Repose-toi, tu peindras plus tard.

- Tu ne peux pas comprendre, Marlot... As-tu déjà été amoureux ? Je veux dire, vraiment amoureux ? Est-ce que tu as déjà senti que ta vie ne dépendait plus que de la voix d'une seule personne ? De ce qu'elle voudrait faire de toi ? T'es-tu déjà senti perdu quand elle quittait la pièce ? Quand je n'ai pas ma palette, j'ai l'impression d'être quelqu'un d'autre. Je ne sais plus où je vais, ce que je fais. Quand j'en parlais avec ma sœur – tu savais que j'avais une sœur ? – elle comparait toujours ça à l'un de ses romans à l'eau de rose. Pour elle, j'étais amoureux de ma peinture. J'en étais tellement fou, que lorsque j'ai vu un homme brûler un de mes tableaux dans sa cheminée, j'ai explosé sa fenêtre pour aller le récupérer. C'est comme ça que je me suis retrouvé ici. Et maintenant, je suis presque mort, parce que j'ai préféré rester dans les bois avec ma palette plutôt que de rentrer à la cantine manger un bouillon de la couleur la plus atroce jamais inventée.

Thompson arriva sur ces mots. Les yeux de Levinson s'illuminèrent à la vue de son morceau de bois recouvert de couleurs.

J'avais été amoureux déjà, des années avant, mais voir Levinson être aussi heureux avec son art, quand bien même il avait failli mourir, me donnait une folle envie de l'être à nouveau. D'être heureux quelles que pouvaient être les circonstances. Sans prendre garde à l'avenir. Mais je ne le pouvais pas. Je retournais donc à mon jardin.

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