Limites III

10 3 0
                                    

"Je suis José Galan, dirigeant du peuple des Haarins."

"Ça faire temps qui je pas écrire "?! S'étonna Lux. Effectivement ! Voyons si j'arrive encore à te suivre.

"Cela fait longtemps que je n'ai pas écrit. Je pratique encore ma langue natale mais j'ai fini par la perdre en partie. Enfin, ce n'est pas important car je peux toujours diriger mon peuple. Aujourd'hui mon premier enfant est né et avec lui, ma dynastie. Un jour, il guidera le peuple comme je le fait. Ce jour là je lui passerais mon guide à moi, l'épée de Galan."

Le dernier extrait était froissé et les mots ressemblaient à des gribouillis frénétiques vaguement articulés en lettres. Lux mit un temps avant de pouvoir traduire.

"J'ai réalisé ! Je suis un messager des dieux ! C'est l'épée qui me l'a dit ! Je les entends, les voix des dieux ! Elles sont douces ! Je ne suis pas fou ! Le peuple m'obéit car il sait ! C'est inscrit dans leur tripes ! Je suis un messager des dieux et l'épée est mon évangile ! Elle me dit de punir les infidèles ! Ceux qui se battent contre la lumière et c'est ce que je fais je punis ceux qui me défie car je suis le messager des dieux !"

Gautier - qui avait passé son temps à observer la lame et écouter son conteur - se releva.

- Décidément, un peu d'isolation peut vraiment causer de sérieux dommages à la santé d'un homme !

Il leva les épaules, sachant très bien que cette affirmation allait de soit et qu'il n'y existait aucun remède.

Lux balaya la salle du regard avant de revenir sur l'épée. Il s'en approcha et se pencha au-dessus d'elle. Il scrutait les inscriptions aux reflets dorés.

- Je ne suis pas sûr que ce soit le seul facteur... dit-il en se frottant le menton, penseur. Ce sabre en aura fait voir des vertes et des pas mûres à beaucoup de gens.

En effet, la perte de contact avec la réalité du vieux capitaine pirate venait de l'accumulation du sentiment de supériorité, de l'isolement ainsi que de la qualité surréaliste de l'ouvrage. Une fois rentré dans le cercle vicieux de l'auto-complaisance, l'égo de José avait gonflé jusqu'à une proportion où se prendre pour un dieu ou un proche des dieux coïncidait avec la perte de sens du réel et de la santé mentale. C'était un sort qui terrifiait Lux au plus haut point. La mort pouvait être une forme de délivrance et, même non considérée comme telle, elle était une fraction d'instant menant à une fin définitive. En somme, le désagrément ne durait pas. La torture ou la captivité étaient déjà bien plus contraignantes. Non seulement duraient-elles plus longtemps mais sans volonté d'y résister, on finissait à contrecœur par se perdre soi-même. Néanmoins, ces deux sorts peu enviables avaient au moins pour eux d'arriver sans l'accord des victimes. En tout point opposé, la folie, celle que José avait développé, tombait directement dans la perte consciente. Non seulement était-il devenu fou mais il l'avait accepté et sans doute l'avait-il souhaité d'une manière ou d'une autre. Pour Lux, rien ne semblait plus horrible que cette fin. Avec un regard de dégout, il se dirigea vers son coéquipier.

- Bon, on a déjà suffisamment traîné ici. Allons-y !

En vérité, il ne s'était pas écoulé plus de cinq minutes depuis qu'il avait commencer à lire. Même si cela ne représentait pas en soi une longue période, Gautier acquiesça qu'il ne fallait pas tarder. Une intrusion, par définition, ne devait durée longtemps, et celle-ci commençait à s'éterniser.

Lux saisit la poignée de la lame. Soudainement, le vertige qui l'accablait depuis son réveil sur le tanker s'intensifia fortement. Lui qui avait réussi à le camoufler jusque là comme s'il se portait au mieux - au point d'entreprendre des torsions et de se suspendre à l'envers - ne put supporter cette version amplifié. Il trembla, chancela puis s'écroula en une fraction de seconde sans même avoir pu soulever le sabre. Gautier eut à peine le temps de réagir. Il ne parvint pas le maintenir debout, simplement à l'empêcher de subir le choc en tombant de sa hauteur. Ainsi, il ne toucha pas le sol.

Au-delà du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant