Pim pianotait presque machinalement sur l'écran de son téléphone portable, les yeux rivés sur les gens qui s'affairaient dans la cour. Très tôt dans la matinée, des rubans jaunes avaient été fixés autour du périmètre. On avait fait rentrer les élèves par la porte arrière, comme si cela pouvait effacer ce qui se passait en bas, comme si ceux de l'intérieur, du haut de leur perchoir, n'avaient pas déjà propagé la nouvelle.
C'était Lou qui avait envoyé le premier message.
Du plus loin qu'elle se souvienne, c'était toujours Lou qui se retrouvait en premier dans ce genre d'histoire, c'était toujours la première informée, la première à utiliser le levier du secret, la première à battre des cils pour obtenir ce qu'elle voulait ; ç'aurait pu être exécrable, mais la plupart des gens semblaient trouver cela divertissant ou à défaut, supportable. Ceux de l'intérieur, en tout cas, s'étaient vite habitués à la façon dont elle se comportait, camarade de classe et colocataire forcée à laquelle on finissait par s'attacher. Ce n'était pas comme s'il était dur de s'attacher à Lou, de toute façon, elle attirait les regards et les affections comme une bière attirerait les alcooliques, pétillante et attachante malgré ses allures de princesse. C'était même facile de s'attacher à Lou, Pim en savait quelque chose pour avoir été sa voisine de chambrée depuis leur première année aux Carnes. C'était toujours plus facile de pardonner des défauts lorsque le visage était charmant.
Nerveusement, elle se rongea l'ongle du pouce. Son écran de téléphone affichait toujours le message que Lou avait envoyé sur le groupe de la classe, des heures auparavant.
Le Despe Gang
Lou Yétu 06:59
Jeanne delta charlie deltaLa photo était presque trop zoomée pour être réellement comprise, mais, une fois le téléphone éloigné de son visage, le corps allongé sur les pavés familiers prenait un sens macabre. Sur la photo, Pim ne voyait pas encore le carmin. La couleur était venue après, lorsqu'elle s'était précipitée à sa fenêtre pour voir, plaisir malsain, plaisir coupable, observer le drap blanc étendu sur une forme qui était son amie, observer la tache rouge qui semblait dévorer petit à petit le tissu et les phares de voiture qui éclairaient ponctuellement l'intérieur de sa chambre.
Elle n'avait pas lu les messages qui avaient afflué après celui de Lou. Elle n'avait pas pu. C'était par lâcheté, elle supposait. Elle refusait même de penser que Jeanne était morte. Elle refusait de réaliser que c'était elle qui gisait par terre. Elle refusait de ne pas rêver qu'il s'agissait d'un mannequin, d'une installation artistique dont raffolait Jeanne, provocatrice et violente, la féminité tuée par quelque chose de terrible et d'insurmontable.
Lorsque trois coups résonnèrent contre sa porte, Pim ne releva pas la tête. Ses visiteuses n'attendirent pas son accord pour franchir le pas de sa chambre. Habituellement, personne ne serait rentré sans qu'elle ne les y invite, se dit-elle en regardant ses amies entrer à pas feutrés dans sa chambre.
Comme d'habitude lorsque Lou n'était pas là, c'est Dalia qui parla en premier.
« La chambre de Jeanne est sous scellés. »
Dalia parlait comme elle dessinait, sans superflu, sans arrondir les angles. Elle aimait les choses propres, nettes, et, au fond, Pim l'avait toujours admirée pour cela. Elle n'avait jamais réussi à garder quelque chose ordonné plus de cinq minutes quand toute la vie de Dalia semblait être parfaitement réglée. Miraculeusement, ça ne faisait pas de Dalia quelqu'un de rigide et Pim n'avait jamais compris le tour de passe-passe qui rendait cela possible.
Un raclement de gorge la rappela à l'ordre et elle fit signe à ses visiteuses de fermer la porte derrière elles.
« Comment Lou savait ? » lança Zahra en s'asseyant en tailleur au sol, le visage entre les mains et l'air songeur.
« Elle sait toujours tout. »
Zahra releva les yeux vers Anush, une seconde, comme pour jauger la dose d'amertume que contenaient les mots. Le visage d'Anush était un masque impassible et Pim n'aurait rien deviné de sa peine si elle ne la côtoyait pas depuis un moment déjà. Tout était dans les détails, dans la façon dont elle croisait les bras pour se protéger et dans celle qu'elle avait de marcher pieds nus sur le sol froid et de tourner, retourner, s'agiter. C'était écrit partout dans son attitude, quand bien même son visage n'en trahissait rien. Anush était furieuse et Pim n'était pas certaine de savoir à propos de quoi, si c'était la mort qui la frappait de cette façon-là ou si l'attitude de Lou avait finalement réussi à entamer sa patience. Un peu des deux, peut-être. Zahra appuya son épaule contre les jambes de la jeune fille, comme pour la calmer. Cela eut le mérite la faire cesser de marcher.
« Ça va se retourner contre elle, cette fois, » ajouta Dalia.
Il n'y avait pas besoin de demander pourquoi. Lou était la coupable idéale : toujours au courant de tout, adulée, adorée, première à prendre en photo le cadavre encore chaud. Nul doute que cela allait attirer l'attention de la police. Nul doute, aussi, qu'elle serait la première à s'en réjouir : quoi de mieux pour Lou, avide d'attention, qu'être première suspecte d'une enquête policière, première interrogée, première. C'était le rêve de Lou, après tout, être sur le devant de la scène, scintillante, rutilante, une pierre précieuse au milieu d'un amas de charbon. Pim ne pouvait que supposer qu'elle ne réaliserait l'ampleur de la situation qu'après, quand l'effervescence serait retombée et que les Carnes seraient à nouveau paisibles, quand la chambre de Jeanne serait silencieuse et que plus personne ne sera là pour envoyer à Lou des messages en morse à travers la paroi fine comme du papier.
La tête de Lou était un royaume impénétrable dont Pim n'était pas certaine d'avoir cerné toutes les contrées.
« Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? » demanda Zahra alors que le bruit de la sirène de police s'éloignait.
Par la fenêtre, le soleil était éclatant et, quelque part de l'autre côté de la Charente, Pim pouvait discerner les contours du plateau d'Angoulême, dans le lointain. Elle pouvait discerner les contours métalliques presque futuristes de la Cité de la Bande Dessinée si elle étirait suffisamment le cou. Son estomac grogna bruyamment. Cela eut le mérite de faire rire les autres.
« Maintenant » fit Dalia, les yeux rivés sur Pim. « On va manger. On attend que Lou nous dise si elle a un plan.
– Ils vont dire qu'elle s'est suicidée, vous savez. »
Les regards des trois jeunes filles se tournèrent vers Anush qui agitait enfin les mains avec exaspération :
« C'est évident ! Ils vont penser ça. Ils vont foutre ça sur je sais pas, la pression ou une connerie comme ça !
– Jeanne ne se serait pas suicidée. »
La voix de Dalia était calme, paisible, sûre. C'était une évidence pour toutes. Jeanne ne se serait pas suicidée tout comme Lou n'aurait jamais dit un mensonge ou Dalia prêté ses aquarelles à quiconque.
« Ça veut dire que quelqu'un l'a tuée. »
Un silence de plomb était tombé sur la chambre. Lentement, Dalia épousseta les plis de sa robe. Tout aussi lentement, Anush hocha de la tête. De nombreux secrets hantaient les Carnes, mais Pim était certaine de détester celui-ci.
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Galatée
Misterio / SuspensoSur les bords de la Charente existe l'École des Carnes. Dans l'École des Carnes existe un secret, un secret lourd, un secret qui sent le sang de Jeanne qui imbibe les pavés de la cour. Entre les statues et les croquis, Pim, Dalia, Zahra, Anush et Lo...