Chapitre VI

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Les archives départementales se dressaient près de la ligne de chemin de fer comme une statue menaçante. Ses cheveux coupés au carré ramenés devant le visage, Pim fixait les voitures d'un air absent. La peau irritée de son front, rouge d'avoir été trop frottée, piquait à chaque coup de vent.

Engoncée dans son manteau en cuir, Anush la fixait. C'était la seule à avoir pu s'extirper des cours ce matin-là et Pim lui en était plus que reconnaissante. Le chemin, accompagnée, avait déjà été une épreuve, elle n'osait pas penser à ce que cela aurait été si elle avait été seule. C'était elle, de toute façon, qui avait eu l'idée d'aller jeter un oeil aux archives. La construction du bâtiment des Carnes avait dû être documentée, à l'époque, et elles espéraient bien trouver quelque chose en fouillant bien. Il y avait forcément quelque chose de caché derrière le mur percé. Peut-être une pièce – même si elles ignoraient où se trouvait la porte. Peut-être autre chose – et c'était une possibilité plus inquiétante encore parce que Pim n'arrivait pas à imaginer ce qu'autre chose pouvait être. Le Sycophante, dans tous les cas, se déplaçait dans les murs et s'il les menaçait, il fallait qu'elles se tiennent prêtes à répliquer.

Anush esquissa une révérence un rien moqueuse tout en lui tenant la porte du bâtiment. Pim ne put s'empêcher de se fendre d'un sourire. Elles connaissaient par cœur la salle de lecture du bâtiment depuis qu'elles y avaient passé des heures pour trouver l'inspiration pour leur projet de fin de deuxième année. Ç'avait été long, fastidieux et profondément instructif sur les limites d'Anush lorsqu'il s'agissait de travailler en silence. Au bout du troisième jour, dans le hall, Anush avait fini par lui confier qu' elle ne supportait ni le silence ni la solitude, vestige d'une enfance passée trop entourée pour qu'elle puisse s'adapter à ne plus l'être. Pim s'employait depuis à combler les silences. Ça ne passait presque jamais par de la conversation, c'était plus le fait d'exister dans le même périmètre, de fredonner, de s'agiter, de vivre, en soi, suffisamment près pour être ensemble, suffisamment fort pour exister. En contrepartie, à chaque retour de vacances, Anush lui ramenait des katah, une espèce de brioche croustillante qu'elles se partageaient toutes les deux. Pim en raffolait et Anush lui avait promis de lui apprendre à les faire, à l'occasion.

Avec tout ce qui se passait, Pim avait du mal à imaginer quand l'occasion se présenterait. Machinalement, elle frotta la marque qui ceignait encore son front.

« Dalia m'a dit de te mordre si tu continues à faire ça. »

C'était dit sur un ton si informel que ça aurait pu être une blague. La seule chose qui lui indiquait que ce n'en était pas une était que c'était Anush qui la menaçait et qu'elle était toujours parfaitement sérieuse dans ce genre de situation. Frustrée, Pim lui fit un doigt avant de laisser retomber sagement sa main. Sans broncher, Anush lui fit signe d'avancer. La salle de lecture, à cette heure-là, était presque vide et elles prirent place dans un recoin, prêtes à y passer la journée s'il le fallait. Le plan était simple : l'une cherchait des plans de l'école et l'autre compulsait les journaux de la région à la recherche d'informations. Elles finiraient bien par trouver quelque chose, n'importe quoi, qui les aiguillerait sur la marche à suivre.

Au pire des cas, Lou devait faire des recherches sur les démons si elles revenaient bredouilles. C'était une connerie, Pim en était persuadée, mais Lou croyait en d'étranges choses parfois et si cela pouvait l'aider à avoir l'impression d'avoir une quelconque emprise sur la situation, Pim ne voyait pas de problème à la laisser faire. Elles n'auraient sans doute pas besoin de recourir à cela, dans tous les cas ; rapidement, seul le bruit du papier tourné troubla le silence dans la pièce.

Pim était remontée aux premiers journaux qu'elle avait pu trouver. Ils ne remontaient pas à la construction du bâtiment, mais les articles divers qui parsemaient les gazettes permettaient de retracer un début de fil rouge sur l'endroit. Antre de riches bourgeois, maison décadente, atelier d'artistes et écoles, le bâtiment semblait avoir traversé les années sans jamais être altéré. Pas de crimes, à première vue, ou rien qui ne soit mentionné comme tel. À peine un article, dans un journal, qui évoquait tout de même d'étranges lumières du côté du bâtiment. Un haut gradé des gendarmes de l'époque mettait cela sur le compte de l'ébriété ; le journaliste, lui, rappelait à ses lecteurs que d'étranges choses s'étaient toujours produites dans le quartier sans jamais s'étendre sur le sujet. Ce n'était, probablement, qu'un fragment du folklore local, mais Pim ne pouvait s'empêcher de penser à la marque sur son front et à la chose bien réelle qui l'y avait tracée.

« Je crois qu'on s'y prend mal, » chuchota Anush, le nez dans les registres cadastraux. « La parcelle où devrait être l'école correspond pas et les actes notariés de l'époque parlent d'une baraque qui ne ressemble pas du tout à la nôtre. »

Pim, les sourcils froncés, plongea son visage dans ses mains le temps de réfléchir. Elle ratait quelque chose, mais elle ne savait pas quoi. Il y avait quelque chose – un trois fois rien, peut-être – qui lui échappait, quelque chose qu'elles n'avaient pas tiré au clair.

« On cherche trop loin, » finit-elle par murmurer avant de claquer des doigts. « On cherche trop loin ! Tu te souviens, il y a eu un incendie, non ? Au XIXe, je crois ! »

C'était le vieux Tom qui leur en avait parlé, un soir où elles étaient de corvée de cirage de plancher. « Parlé » c'était un bien grand mot ; il marmonnait dans sa barbe et elles avaient écouté. Rapidement, le cours de la vie avait effacé l'anecdote de leur mémoire : aucune d'entre elles n'avait jamais pensé que cela pourrait leur être utile. Si elles avaient su à quel point elles avaient tort, peut-être les choses auraient-elles été différentes.

« Là ! » finit par souffler Pim avec excitation avant de pointer du doigt une brève. La première page du journal était une représentation d'un bâtiment et les berges alentour ne laissaient aucun doute sur l'endroit où cela se passait. « Ils ont tout reconstruit. »

Elles échangèrent un regard complice. Elles avaient trouvé le bout du dévideur de scotch, pouvait arrêter de s'esquinter les ongles à essayer de le décoller. Il ne restait plus qu'à fouiller. L'incendie, de ce qu'en lisait Pim, n'avait fait aucune victime, mais était probablement d'origine criminelle. Personne n'en avait trouvé la cause ou le coupable, mais les anciens propriétaires – des négociants de papier – avaient une réputation suffisamment trouble dans la région pour qu'on puisse essayer de les couler en sapant leurs biens. Le terrain avait perdu toute sa valeur lorsque le fondateur des Carnes l'avait racheté et avait construit son école. Rien de la structure n'était d'origine, mentionnait les journaux, à part quelques vestiges dans le jardin qui séparait le corps principal de l'école du bâtiment plus récent où l'on avait casé les salles de classe traditionnelles et le pôle informatique.

« Edmond Malaterre – c'est le fondateur » lut Pim, penchée à s'en rompre le cou sur un journal particulièrement abimé. « fut longtemps suspecté d'avoir causé lui-même l'incendie afin de pouvoir ouvrir son école. Les Grimbault, propriétaires originels de l'endroit, l'ont en tout cas pensé jusqu'à leur mort quand bien même tout prouvait que Malaterre ne se trouvait pas à Angoulême le soir de l'incendie.

– Ils précisent qui a fait les plans ?

– C'est là que c'est intéressant, c'est Edmond lui-même qui les a dessinés. »

Anush poussa un long soupir avant de renverser la tête en arrière pour fixer le plafond parfaitement lisse de la salle de lecture. L'article, Pim en convenait, était difficile à digérer. Il y avait beaucoup d'informations et beaucoup de doutes tout à la fois. Beaucoup de pistes et peu de réponses et le temps passait sans s'arrêter. Un soupçon d'angoisse lui tordit l'estomac et elle porta machinalement les doigts à son front. Le bruit que fit Anush en se raclant la gorge la fit sursauter.

« J'ai la dalle. »

La pendule, pendue au mur, indiquait treize heures passées et Pim cligna des yeux comme un hibou éclairé par une lampe torche un peu trop zélée. Elle avait faim, elle aussi, quand elle y pensait. Elle était juste trop concentrée pour y accorder le moindre intérêt.

« Kebab ? » proposa Anush en se redressant, après un dernier regard au plan de la maison qui avait brûlé.

« Kebab, » répondit Pim avec beaucoup trop de sérieux et, sans qu'elle sache bien pourquoi, une partie du stress accumulé se relâcha.

Tout irait bien, pensait-elle, en entassant ses affaires dans son sac. Tout irait bien.

GalatéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant