Chapitre VIII

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La table lumineuse produisait une lueur chaude dans la pièce sombre. Sur la surface lumineuse, Anush superposait les deux feuilles sur lesquelles elle avait tracé dans deux encres différentes les plans des bâtiments. Elles étaient censées faire de l'anglais, si elles en croyaient l'emploi du temps qui leur avait été distribué en début d'année, mais la prof avait permis à toute la classe d'investir l'entièreté de l'établissement afin de continuer leur projet de création d'une publicité en anglais. Lou, qui ne savait pas lire de plans, mais qui était beaucoup trop bonne en anglais pour son propre bien, s'occupait de fignoler le devoir d'Anush pendant que cette dernière étudiait ce qu'elle avait dessiné. Les proportions n'étaient pas exactement les mêmes ce qui rendait la comparaison un peu plus compliquée que prévu. Ce qui était frappant, en revanche, c'était que le rez-de-chaussée suivait à peu de choses près les plans de l'ancienne maison. C'était le seul point commun. Aux étages, rien ne se superposait. C'était peut-être parce qu'elle ne savait pas quoi chercher que tout semblait si flou. Pim était prête à laisser tomber lorsque Zahra pointa du doigt un couloir de l'ancienne maison qui menait à une cage d'escalier.

« C'est juste derrière notre atelier actuel, ça, non ?

– Il devrait y avoir une pièce derrière alors, non ? »

Anush désignait du doigt la large portion vide qui bordait le mur et qui avait contenu, à l'époque de la première construction, ce qui était un couloir. Zahra, apparemment fière d'elle, adressa un large sourire à Anush.

« Il y a un toit, à cet endroit. Vous savez, une sorte de petit toit dégueu ? Il est là. Je ne sais pas à quel endroit il atterrit et si le trou donne à l'extérieur ou dessous, mais il y a un toit, c'est certain. »

Pim était presque sûre que toutes les personnes dans la pièce n'échappèrent pas à la honte d'avoir oublié l'existence de ce toit. Ce n'était même pas qu'elle ne savait pas qu'elle existait – tout le monde savait qu'il était là : il apparaissait sur toutes les photos – c'était surtout qu'elles avaient tellement l'habitude de le voir qu'elles avaient oublié qu'il se trouvait là, juste à l'extérieur de l'atelier, juste derrière le trou dans le mur. Avec un grognement dépité, Anush laissa tomber son front contre la table lumineuse.

« On en revient au point de départ, alors ? » demanda Lou, dans leur dos. « Vraiment, les filles ? On a rien appris ? On sait pas ce qui s'est passé ? C'est... »

Elle s'apprêtait à être vraiment désagréable, Pim pouvait le voir venir à mille kilomètres. Elle s'apprêtait à être vraiment méchante et ça ne pouvait pas bien finir. Un décompte s'enclencha dans sa tête. Il fallait qu'elle trouve quelque chose pour désamorcer la situation, qu'elle trouve quelque chose pour que la paix règne encore un peu. Lou était en deuil. Lou était malheureuse. Lou était sur les nerfs. Lou était agressive. Elle voulait des réponses qu'elles ne trouvaient pas. Elle cherchait des pièces d'un puzzle qui ne s'emboitait pas. Chaque indice menait vers de nouvelles questions et Pim comprenait que ce soit difficile à accepter. Chaque indice les enfonçait un peu plus dans un marais dont elle ne savait pas si elles ressortiraient vivantes. L'horloge avançait. Le temps passait. Avant que Lou ne puisse finir sa phrase, Pim intervint :

« Je crois que l'oeil peut faire des trucs. Peut-être que si on trouvait un seuil qui serait au même endroit, je pourrais voir l'ancienne maison ? »

Toutes, sans exception, la regardèrent comme si elle était folle. C'était compréhensible : l'idée était absurde, presque trop stupide pour être même considérée comme une idée à proprement parler. Néanmoins, c'était Dalia qui, sans le vouloir, lui avait soufflé l'idée. Les sorcières utilisaient ce symbole pour voir au-delà, lui avait-elle dit, et c'était précisément ce qu'elle souhaitait faire. Le Sycophante ne venait peut-être pas d'ici. Le Sycophante venait peut-être de l'ancienne maison. Le Sycophante était peut-être coincé, entre ici et au-delà, errant entre les plans à vingt-trois heures sonnées, heure à laquelle tout pouvait encore arriver. C'était une supposition. Si le mur au trou était au même endroit que le mur du couloir, peut-être servait-il de porte de passage. Si elles trouvaient une porte qui avait été construite au même endroit, peut-être pourraient-elles s'en servir de la même façon. Cela valait la peine d'essayer.

« Il va falloir que t'explicites un peu plus, Pim, je suis pas sûre du tout de ce que tu proposes. »

Les sourcils parfaits de Lou étaient froncés, mais la colère et la frustration s'étaient dissipées. La gorge sèche, Pim déglutit doucement.

« Je pense que les endroits où les deux maisons se superposent sont peut-être des points de passage ? Et si le Sycophante peut passer peut-être que moi aussi ? Grâce à ça. »

Elle pointa du doigt l'oeil sur son front. Elle était persuadée que c'était vivant, que ça ne lui appartenait pas vraiment. Il suffisait de convaincre les autres qui paraissaient plus décontenancées maintenant qu'elle leur avait expliqué le plan qu'avant ce qui était un petit exploit en soi.

« Dalia ? » demanda Lou à la surprise de tout le monde. « Qu'est-ce que tu en penses ?

– Ça se tente, je suppose.

– Zahra, Anush ? »

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard surpris qui fit lever au ciel les yeux de Lou. Elle ne commenta pas, heureusement, se contenta de croiser les bras, dans l'attente d'une réponse.

« Si ce n'est pas dangereux pour Pim... » soupira Anush, finalement. « On peut essayer.

– On ne peut pas savoir avant si c'est dangereux, » rétorqua Zahra. « Mais on peut lui attacher un fil au poignet. Au cas où. »

C'était un oui qui manquait d'enthousiasme, en soi, mais Pim pouvait faire avec. L'idée du fil avait un côté rassurant. Si quelque chose se passait, si elle devait franchir le seul de la porte, elle pourrait retrouver son chemin à coup sûr. Cela faisait beaucoup de « si », mais elle préférait des suppositions qui la rassuraient à des doutes qui n'auraient servi qu'à la miner. Lou finit par hocher de la tête, lentement.

« Il suffit de trouver une porte, alors. »

Les regards se tournèrent vers Anush qui était à nouveau penchée sur les plans. Elle leva une main, comme pour exiger de la patience et ses amies retombèrent dans un silence qui se voulait un peu moins tendu. Lou continuait à gribouiller le devoir d'anglais tandis que Zahra recommençait le collage qu'elle avait débuté quelques jours auparavant. Dalia, assise épaule contre épaule avec Pim, dodelinait de la tête au rythme d'une mélodie qu'elle seule entendait. Pim, perdue dans ses pensées, laissait errer son regard sur les filles. Entre elles, quelque chose était en train de changer. Elle espérait que ce n'était pas au désastre que cela les menait. Elle espérait que Lou guérirait du chagrin qui la dévorait. Elle espérait qu'elles seraient invitées à l'enterrement de Jeanne. Elle espérait.

« J'ai trouvé, » finit par lancer la voix d'Anush dans le silence pesant de la pièce. « Il y a une porte, au rez-de-chaussée. »

Sur le plan, le point de contact semblait les fixer. Ce n'était que des traits, Pim le savait bien, mais un frisson parcourut son échine désagréablement.

« C'est laquelle ? » demanda-t-elle en essayant de se remémorer toutes les pièces de cet étage.

« Celle de la salle de sculpture. »

C'était la pièce où Pim passait le plus de temps et la possibilité que ce soit un hasard diminuait dangereusement. C'était, aussi, et la gorge de Pim se serra douloureusement, la pièce qui hébergeait la statue inachevée qu'elle avait commencée de Jeanne.

Une épée pesait au-dessus de sa tête, semblait-il. Elle n'était pas certaine de savoir comment le gérer.

GalatéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant