Chapitre III

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La première rentrée de Pim à l'École des Carnes avait été chaotique ; elle se souvenait parfaitement avoir marché depuis la gare, le long chemin sur un pont le long des voies ferrées, les enchaînements de rues étroites qui avaient finies par la jeter sur la rive de la Charente d'où elle avait fini par réussir à rejoindre l'école. Elle était arrivée à l'heure, de façon surprenante et son prof de dessin de l'époque lui avait même expédié une grimace de sympathie lorsqu'elle s'était épongée le visage avec le bas de son t-shirt. Zahra avait été la première personne à lui adresser la parole pour lui proposer de travailler en groupe. Jeanne, elle, avait été celle qui l'avait présentée aux autres. Elle ne l'avait pas exactement présentée, en réalité, mais elle lui avait dit de venir avec elle et les autres étaient là, ni plus ni moins. Jeanne n'avait jamais été une grande bavarde. En revanche, elle avait toujours bien cerné les gens et, visiblement, les élèves de première année qu'elle avait trié sur le volet au sein de leur promotion lui convenaient tout à fait.

À première vue, pourtant, elles formaient un groupe étrangement hétéroclite. Lou paraissait superficielle, Jeanne timide, Anush était une tête brûlée, Zahra était trop douce, Dalia trop belle. Pim, elle, était simplement trop pour rentrer dans le moule, trop grosse, trop petite, trop maladroite. Ça avait tout de suite collé, pourtant, parce que Dalia trépignait lorsque les choses la passionait, que Zahra lâchait les pires insultes d'une voix tendre, que Jeanne avait toujours les meilleures idées, qu'Anush était la meilleure pour consoler. Lou, elle, était celle qui fédérait, comme une lampe dans la nuit qui attirerait tous les papillons, toujours prête à être sur le devant de la scène, systématiquement parée à foncer tête baissée.

C'était Tom, des dernières années, qui avait prononcé pour la première fois le nom du Sycophante. Il ne l'avait pas inventé, avait-il commencé, l'histoire datait de bien avant eux, de bien avant que la maison soit une école, du temps où c'était un atelier géant, peuplé d'artistes qui allaient et venaient. Une statue s'était réveillée et exauçait à présent les vœux de ceux qui lui confiaient leurs secrets. Il fallait faire attention à ce qu'on souhaitait, prendre garde à ses mots, surveiller ses yeux, il ne fallait jamais chercher à le voir, ne jamais chercher à percer à jour son secret, ne jamais chercher à le dévoiler. La peine pour ceux qui fautaient était la mort, purement et simplement. Pim se souvenait avoir pensé que l'histoire était bien trop alambiquée pour être vraie.

C'était un tort, sa soirée d'intégration le lui avait prouvé. Enfermée à l'intérieur de l'atelier en compagnie de ses cinq toutes nouvelles amies, elle se souvenait précisément de l'instant où la blague potache avait tourné au cauchemar. Tout avait commencé par un bruit. C'était un gémissement métallique qui lui avait presque semblé organique, au début, une espèce de longue complainte pleine de ferraille qui avait poussé Dalia à agripper son bras. Elle ne tremblait pas, mais elle avait besoin de se tenir à quelque chose pour ne pas hurler, lui avait-elle expliqué, le soir d'après, parce qu'une main s'était posée dans ses cheveux à ce moment-là.

Lorsqu'elles avaient mis en commun leurs souvenirs, Pim s'était rendu compte qu'elle était la seule à ne pas avoir été effleurée par la créature qui les avait effrayées ce soir-là. Elle n'était pas certaine de ce que cela voulait dire à l'époque et elle n'en était toujours pas certaine aujourd'hui. Leurs camarades n'avaient jamais rien dit au sujet de leur propre nuit d'intégration et elle ne les avait pas questionnés, de peur de se rendre compte qu'elle avait vraiment été la seule à être dédaignée.

C'était un sujet de jalousie absurde, Pim en avait conscience. Le Sycophante ne l'avait pas touchée, et puis quoi ? Qui, après tout, aurait pu souhaiter être touché par cette créature ? Ce n'était pas tant le geste qui la faisait bouillir que le savoir intrinsèque qu'on tentait déjà de l'exclure, de faire d'elle une étrangère dans son propre groupe. Le doute avait commencé à la ronger, ce jour-là et si elle avait tout fait pour s'en défaire, elle n'avait pas tout à fait réussi jusque là.

Même aujourd'hui, le sentiment d'être différente la travaillait.

« Pim ? »

La voix de Dalia la tira de sa contemplation et elle laissa docilement tomber sa tête en arrière pour observer le visage de la jeune femme qui la fixait à présent en fronçant les sourcils. Elle devait avoir changé d'expression au milieu de la pose ou, plus probablement, avait commencé à piquer du nez.

« Tu penses à Jeanne ? »

Pim cligna des yeux, comme sortie de sa torpeur. Elle était sûre d'avoir bien entendu, sûre que c'était la voix de Dalia, mais la question ne lui ressemblait pas. Elle ne ressemblait à personne de leur groupe, en réalité, et si les autres n'étaient pas encore en train d'être interrogées par les policiers, Pim les aurait fixées d'un air incrédule. Dalia ne se perdait pas en question inutile, en général.

« Évidemment que je pense à elle. » finit-elle par répondre, toutefois, parce que Dalia ne semblait pas décidée à éclaircir ce qu'elle voulait dire.

« Tu penses que c'était son fantôme, dans ta chambre ?

– Non. »

Dalia hocha de la tête, comme si elle comprenait parfaitement. C'était sans doute le cas, en réalité, habiter aux Carnes poussait les plus sceptiques à croire en une créature qui devrait ne pas pouvoir exister. Les fantômes auraient pu sembler être quelque chose de plus simple auquel croire, mais ni Dalia ni Pim n'avaient jamais cru en leur existence. Un sourire éclaira leurs deux visages un bref moment.

« Si pas un fantôme, un type en chair et os ? » la relança Dalia dans un ping-pong verbal auquel elles s'adonnent souvent.

« Clarence. Il aurait des raisons. Marbre, sinon. Le Sycophante en personne. »

Les deux présentaient des implications terrifiantes. Si Clarence s'était mis en tête de se venger, Pim n'était pas bien certaine de ce qu'il pourrait faire. Sous ses dehors placides, il ne s'était jamais vraiment remis d'être moins bon qu'un « groupe de pétasses » et si lesdites pétasses l'avaient pris gracieusement un temps, elles avaient fini par répliquer. Les conséquences avaient été désastreuses tant pour Clarence qui avait manqué d'être renvoyé que pour leur réputation qui avait subi rumeur sur rumeur par la suite. La dernière en date faisait d'elles des sorcières. Celle d'avant les accusait de forniquer avec le Sycophante. D'autres parlaient de torture, de mutilations, de crimes. Clarence avait juré ne pas être responsable. Pim en doutait.

Pim doutait encore plus d'avoir à faire au Sycophante en personne. C'était une possibilité, mais une possibilité si infime que Pim ne comprenait pas comment cela pouvait les travailler toutes les deux. Si le Sycophante était responsable, l'équilibre de l'école entière était remis en question. Le Sycophante était censé être une figure menaçante, mais neutre et la mort de Jeanne n'avait rien de neutre. C'était une menace, un meurtre, une déclaration de guerre et elles devaient le traiter en tant que telles. Quelqu'un leur en voulait et s'il s'agissait du maître même de l'école, elles allaient devoir trouver comment lui survivre, comment lui échapper, comment tirer au clair ce qu'il leur voulait. Ça n'allait pas être simple. Ça n'allait pas être simple du tout. Combattre une figure qui connaissait les plus intimes de leurs secrets paraissait presque impossible.

« C'est la merde, Pim. »

De façon étrange, ce juron inattendu la fit rire, d'un rire contagieux qui arracha un gloussement à Dalia. D'un coup, l'ambiance se détendit et Pim ferma les yeux lorsque les doigts de Dalia vinrent lui masser le cuir chevelu.

Il allait falloir mener l'enquête, mais cela attendrait le retour des filles. Presque paisible, elle prit une grande inspiration.

GalatéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant