Chapitre 4 - La loi des séries

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Le principal problème avec les chiots, c'était que même s'ils avaient quatre pattes, ils ne marchaient pas

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Le principal problème avec les chiots, c'était que même s'ils avaient quatre pattes, ils ne marchaient pas. Du moins, pas vraiment. Sandra l'apprit à ses dépens et elle se résigna à porter l'animal.

Avec les miles qui s'enchaînaient pour rentrer chez elle, le poids du pitbull miniature, même minime, ankylosait ses bras. Elle passa alors le chiot dans son sac à dos, avec juste la tête qui dépassait. Cela lui valut des regards dubitatifs de passants, mais ses muscles la remerciaient. L'animal s'en accommoda bien vite, et après une heure, il s'endormit. Seule sa truffe noire remuait de temps à autre comme preuve de vie. Sandra avait trouvé le porte-chiot idéal.

Sa longue marche s'acheva devant sa porte. La bâtisse, de style typiquement américain, affichait une façade de lambris blancs et des volets en bois vert. Les couleurs avaient perdu leur éclat d'antan. Un coup de peinture suffirait à redonner à cette charmante demeure toute la gaieté qu'elle transmettait auparavant. Dommage que cela ne soit pas si simple pour les humains.

L'après-midi était bien entamé et la fatigue suppliait le corps de Sandra de se poser. Elle n'avait pas dormi depuis la veille, puisqu'elle avait tenu le magasin toute la nuit. Par chance, ce soir était le jour de congé de la jeune femme.

C'était avec la perspective d'un repos amplement mérité, après une longue journée de bourdes, qu'elle pénétra dans la vieille demeure que sa mère lui avait légué à sa mort. La devanture ne payait pas de mine, et ce serait mentir que de prétendre que l'intérieur était en meilleur état. Si les parterres de fleurs extérieurs étaient envahis de mauvaises herbes en tout genre, la maison était envahie, quant à elle, d'objets en désordre. Dès le couloir, un nombre incalculable de chaussures, de vestes et de sacs s'entassaient. Le tout recouvert de poussières. Sur le sol, le courrier du jour gisait. Sandra ramassa les lettres et s'informa des nombreux rappelles. L'eau, l'électricité, les assurances. Son épée de Damoclès financière s'appelait tantôt Comcast, tantôt PG&E.

Une fois dans la cuisine, son pied actionna la pédale de la poubelle et elle y jeta tout le fardeau de l'indépendance sans remords. Si tout autour d'elle partait à ce point à la dérive, si chaque jour elle ne faisait que se morfondre dans un monde bien trop gris, à quoi bon lutter ? Tenir la tête hors de l'eau ne l'aiderait pas à retrouver celle qu'elle était avant. Plus rien n'avait d'importance. Tout s'étiolait au fur et à mesure. Payer les factures ne résoudrait rien, au mieux elle garderait un toit au-dessus de sa tête à force d'empreints, au pire elle gâcherait ses derniers instants dans ce monde à gaspiller ses maigres réserves d'argent.

Elle installa Archimède Junior - sa promenade l'avait inspirée - dans la chambre et elle s'endormit à peine allongée.


***


— Pourquoi t'es-tu détournée de moi ?

— Quoi ? Mais je n'ai rien fait... De quoi.. de quoi tu parles ?

— Oh ça non, tu n'as rien fait Sandra, rien du tout.

Tim se tenait devant elle.

— Ça te fait quoi, de me voir mourir ?

À ces mots, le jeune homme s'approcha d'une goule. La créature, hideuse et nue, scruta le cou de Tim. Ses mains griffues dansèrent lentement dans l'air, s'approchant dangereusement de la jugulaire de l'humain. Ce dernier, pas le moins du monde effrayé, tendit sa gorge en office au monstre. La griffe longue et aiguisée du pouce droit de la goule s'enfonça dans la chair et perfora l'artère. Le sang s'échappa du trou béant. Le liquide rougeâtre se déversa sur la peau de Tim, et à chaque battement de cœur, une partie se pulvérisait en jet vers la bouche grande ouverte de la goule.

L'homme frêle, dont tous les vêtements et le visage se noyait dans une teinte foncée d'hémoglobine, se tourna vers Sandra, les lèvres étirées d'un sourire :

— Tu en veux un peu ?


La jeune femme se redressa dans son lit, haletante. Son corps était recouvert de sueur. Il faisait sombre dans la chambre, ses pupilles mirent quelques secondes à s'y habituer. Elle était chez elle, dans son lit. À cette pensée, elle rejeta son corps en arrière sur le matelas et se passa les mains sur le visage. Impossible de passer une nuit sans cauchemar. Si s'endormir s'avérait facile, se réveiller tous les jours la peur au ventre était encore difficile. Comment s'habituer à toutes ces horreurs ? Elle s'était bien gardé de mentionner à Jessica qu'elle faisait des cauchemars. Le sang, Tim et les goules peuplaient inlassablement ses songes lorsqu'elle s'assoupissait.

Elle entreprit de se lever pour boire un verre d'eau. En général, cela suffisait à calmer son esprit agité d'idées morbides. Alors qu'elle passait la porte de la chambre, un bruit émana de sous son lit. L'oreille en alerte, elle se concentra pour l'entendre à nouveau.

Un jappement résonna. Elle se souvint du chiot, qui devait être l'auteur de ce raffut. Se penchant pour regarder sous le sommier, elle y découvrit la boule de poils. Sa main ramena le petit être vivant jusqu'à elle. De sa petite gueule dépassait un morceau de papier. En y regardant de plus près, Sandra distingua un fragment de papier glacé... une partie de photographie. Son sang ne fit qu'un tour : elle déposa l'animal et attrapa précipitamment une petite boite en carton. Le contenant était grignoté, ainsi que de nombreuses photos. Le genre d'images figées dans le temps irremplaçables, de l'époque où le numérique n'existait pas encore. Excédée, la jeune femme poussa du pied le chiot jusque sur le pas de la porte, qu'elle claqua rageusement. La colère devant l'acte irréfléchi du chien l'emportait sur la rationalité.

À cet instant, elle détestait cet être plus que tout autre sur cette planète. Sous ses crocs, soit disant innocents, venaient de périr des moments qu'elle avait partagé avec sa mère.

Elle se dirigea tel un ouragan vers la salle de bain et se passa de l'eau sur le visage. Loin d'apaiser les tensions internes qui brûlaient son corps, l'eau raviva des blessures psychologiques. À chaque fois qu'elle perdait pied pourtant, le liquide froid la faisait se reconnecter avec la réalité. Mais cette fois-ci, tout remontait à la surface. C'en était trop. Devant le miroir, la jeune femme hurla. Elle hurla jusqu'à ce que le souffle lui manque, que sa gorge douloureuse étouffe d'elle-même ces cris qui se perdaient dans l'immense maison vide. Au loin dans la nuit, un chien se mit à aboyer, bientôt suivi de plusieurs de ces congénères. Cette fanfare nocturne s'estompa en même temps que la fureur de la jeune femme.

C'était décidé, elle allait reprendre l'ascenseur. Et pas plus tard qu'aujourd'hui.



L'Ascenseur : 2ème étageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant