En Graine

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16 ans plus tôt.

Le 25 août 1983

Depuis le collège Jahel vivait la fin'amor avec une dulcinée fine comme le jour, sombre comme la nuit, rencontrée au crépuscule de son enfance. Une petite lune désespérée, seule au milieu d'un foisonnement d'étoiles sans vie dont elle cherchait les noms. Ce vingt-cinq août, il accompagnait son idéale, elle s'envolait pour le continent, l'Europe Moderne comme elle disait, les grandes villes, les concerts et les musées.

Jamais ils ne cesseraient de s'écrire. Elle reviendrait la première fois en mille neuf cent quatre-vingt sept, et cinq fois encore par la suite. Professeur de philosophie, elle viendrait passer au pays de sa jeunesse quelques vacances bien méritées. Ces séjours, pour eux, seraient à chaque fois une nouvelle jeunesse, un amour de jouvence et de sensualité interdite.

Ce soir là, le soir où l'océan les avait séparé, en revenant de l'aéroport de Gillot sur sa moto, Jahel avait décidé de s'arrêter à la Saline-les-Bains, car la lune, énorme, safranée, se couchait et il voulait la contempler. Il n'avait pas pleuré ; le départ s'était fait comme au démarrage d'un bus, un bref baiser, un signe de la main, un regard qu'on évite. Mais il avait une déchirure dans l'âme plus profonde qu'aucun abîme en ce bas monde, dans laquelle se jetaient énormément d'images et de mots. Il marchait le long de la plage déserte, grande gaulette, ombre parmi les ombres. La mer était calme. Ses dread-locks, longues, tombaient sur ses épaules. Il comptait les laisser pousser toute sa vie. Il ne saurait dire combien de temps il est resté planté là, triste poireau. Des poèmes fleurissaient dans sa tête et il improvisait comme cela tout un jardin qu'il considérait comme le plus beau des requiems. Il regardait la mer qui l'appelait, et il a bien pensé à se noyer, à finir sa vie pour ne pas affronter la solitude qui s'annonçait. Elle était sa seule passion. La muse sans laquelle il ne pouvait plus écrire, pensait-il.

Quand il est remonté vers l'aire de stationnement, en passant devant le Trou d'Eau, il vit assis là un homme qu'un préjugé le fit prendre d'abord pour un vieil alcoolique... La suite des événements lui fit comprendre qu'il n'en était rien. L'homme, adossé à la pierre, les genoux pliés, les pieds nus à plat sur le sol, le toisa:

_ "Té Rasta! Ou noré pwin dé féy siou plé.""

Jahel fouilla ses poches et en sortit un carnet de feuilles à rouler. Il fumait depuis deux ans, alors il avait toujours sur lui un carnet de rizzla +, ou d'O.C.B. quand on le lui en ramenait de métropole ; car à l'époque on ne les trouvait pas sur l'île. Il lui en tendit quelques unes comme il le lui avait demandé.

_ "Éskiz a mwin ankor, marmay, mé la mi gingn pi trous di tou mwin la. Ala lo zafèr, asiz aou... On diré ou lé mol aswar, in,va calm aou in pé sa."

Cette rencontre ne l'avait pas surpris, il en avait vécu beaucoup de semblables, aussi s'asseyait-il tranquillement. Le vieil homme lui tendit sa main fermée, il faisait si sombre que Jahël ne distinguait pas ses doigts. Le vieux lâcha dans sa main deux têtes de zamal grosses comme deux gousses de tamarin. Jahel trouva en les cassant une graine noire qu'il mit dans la petite poche de son jean. Il se rendit compte en troussant que le zamal était dangereux, car la sève collait aux doigts et déchirait la feuille. Il dut recommencer trois fois avant d'obtenir un joint d'allure convenable, les deux premiers, imbibé du jus verdâtre et jaune, avaient cédé malgré toute son adresse, son habitude et son application. Le gramoun n'avait pas vraiment dit mot pendant ce temps là. Il s'était juste présenté, il s'appelait Balmine. Il parlait dans sa barbe avec une voix grave et Jahel ne compris aucun des sons qu'il s'évertuait à enchaîner, parfois il lui semblait que le fou parlait en créole d'une histoire de chefs marrons couronnés, et à d'autres moments il usait apparement d'un autre langage.

HaschischinWhere stories live. Discover now