Chronique Réunionnaise

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                                                                                 Du procès à la libération

Le procès de Jahel fut prononcé à huis clos, mais était il besoin d'entendre sa plaidoirie pour se rendre compte de l'inconscient de la révolution à venir. Chaque fois que sa voix s'était élevée au souffle de cette pulsion qui vibre comme un accord de basse, les responsables firent semblant de ne rien entendre. Le pouvoir établi ne doute plus de sa base et construit sur elle le gigantisme de ses institutions, montant toujours plus haut dans sa recherche d'intérêt, tour de Babel désaxée, totem profane de l'argent qui pèse sur l'épaule du peuple, qui porte toute cette pyramide jusqu'à ce qu'elle soit trop lourde pour lui, prête à craquer, et qu'elle l'écrase complètement. Le poète voulait affranchir en un jour ce que l'homme depuis cinq mille ans avait rendu tabou et interdit. Mais on ne laisse pas le lierre grimper sur la pyramide, on l'arrache. Il fut condamné à dix ans de prison ferme et il en avait trente six.

Le peuple aujourd'hui dépasse de la pyramide; le système flotte comme un bateau triangulaire sur une marée d'hommes. Il le bouscule par vague, l'une après l'autre. Chaque flot d'assaut frappe à son tour, et le pharaon doit bien entendre le bruit sourd de ces marteaux vivants ; aujourd'hui ce sont les paysans, les routiers, demain les femmes. Tout le monde peut crier, tout le monde rentre dans une vague, dans un flux. La houle ne se stabilisera jamais, l'égalité d'horizon est un gel impossible. Ils frappent chacun leur tour, régulièrement, partout dans le monde, les angles droits des canalisations gonflent, les réservoirs débordent, on craint le déluge; et quand on se promène le long des plages désertiques de sable noir, chaque étoile est sur notre tête comme une épée de Damoclés alors que gronde le raz de marée. Un soleil glacé souffle sur ce dé à quatre faces que l'Histoire secoue entre ses mains. Elle est noire d'hommes qui fourmillent incessamment, se cramponnant les uns aux autres, s'attachant de toutes leurs forces à la pyramide, ils entrent dans le labyrinthe de ses entrailles, ils cherchent le centre, le point de gravité, afin d'être stables, afin de se rassurer. Mais quand ils dorment au foyer de leur but, n'entendent-ils pas les derniers pèlerins qui marchent sur le toit. Pensent-ils dormir longtemps? Certains d'entre nous déjà ont le tournis. Et vomissent !

Quand vint la fête; plus il fait froid et plus on danse; dans l'ivresse, le sang, chaud déjà, devint vapeur, et monta à la tête des Frileux qui voulurent briser la coquille géométrique pour en construire une autre qui cette fois serait un ovale, à l'image de l'infini...

D'une vue plus sereine on pourrait plutôt dire qu'à la fin d'un tube vient le pilon. Alors seuls survivront ceux qui improvisent, qui s'adaptent et qui dominent, accrochés à leur bout de poteau dans le creux de la vague au dessus des trois requins affamés, maigres et pâles que sont la famine, la misère et la maladie. Alors il faudra chercher la terre nouvelle qu'il nous faudra cultiver, non pas selon nos intérêts mais en fonction des choses qui seront en accord avec la nature de cette île. Il faudra guérir et sauver les naufragés. L'instinct les conservera, la foi leur donnera la force et ils croiront en eux; car le désastre qu'ils auront surmonté les liera les uns aux autres, pour un moment ou à jamais. Alors peut-être, si personne n'envahit à nouveau le caillou qui nous a recueillis, nous et nos enfants, alors il faudra tout repenser pour vivre en harmonie et s'élever comme un fanion arc-en-ciel au dessus des guerres de races et de religions. Et cette île-ermite aux confins de l'Océan Indien vivra en simplicité, peut-être plus forte qu'avant, peut-être plus métissée. Larguons le reste de progrès par dessus bord, le vent illumine nos voiles, le bateau devient comme une montgolfière. Jetons ces barils de métal, ces moteurs, loin derrière nous, pour pouvoir nous élever d'une autre manière dans le souffle d'un sentiment commun. A mi-hauteur entre les deux eaux de la sagesse du ciel et du besoin de la terre, ne soyons plus des fourmis, soyons des poissons-volants.

HaschischinWhere stories live. Discover now