Le Zeugma

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Le silence dans la voiture n'était dérangé que par le ronflement du moteur; Eva, assise à coté de Jahël, s'appuyait sur la vitre et regardait défiler les dessins blancs dans le ciel. Tolliam, penché contre son siège, lui tenait la main.

_"Ça va?", lui demanda-t-il, d'une voix grave.

Elle lui répondit d'un mouvement affirmatif de la tête. Ses yeux avaient bien dégonflé. Elle contenait un mélange de colère et de calme, l'un étouffant l'autre, prête, si elle se laissait aller, à tout détruire autour d'elle sans sommation. Elle pressait parfois ses lèvres, pinçant fortement des joues; alors, de ses yeux une tristesse émanait, vaste, sombre comme ses sourcils maquillés, noirs de jade, tels deux accents brisés sur son front. Tolliam ne l'avait jamais vue aussi jolie, son rouge à lèvres avait une teinte ténébreuse proche d'un velours foncé. Aussi, avec ses cheveux ramassés en arrière, son visage découvert paraissait d'une si fragile beauté qu'il illuminait sa douleur et Tolliam, plutôt que de la plaindre, l'admirait. On a pitié des filles, mais pas des femmes, car elles savent souvent porter le malheur avec plus de dignité et de bravoure qu'aucun homme ne le pourrait. Elle avait la chair de poule, un frisson secouait ses épaules. Tolliam ferma la vitre arrière et se rassit contre la banquette, il pensait tout le temps à elle. Ils sortaient ensemble depuis peu. Les nuits qu'ils faisaient embaumaient son corps d'une extase délicate qui durait tout le jour et lui donnait du sourire à vivre. La voiture s'engouffra dans un sentier terreux et s'arrêta quelques mètres plus loin. Si jamais il pleuvait trop le chemin serait impraticable.

Le large mur en pierre cassées s'ouvrait sur l'escalier par le barreau, une grande grille en fer forgée, devant laquelle Jahel avait garé sa vieille 304, Tolliam qui sortait les sacs du coffre se demandait comment une aussi vieille voiture pouvait encore rouler. Elle était toute blanche avec un volant en cuir noir, un tableau de bord en bois et des vitres fumées. Eva montait les premières marches alors que Jahel ouvrait sa boîte aux lettres. Son vieux chapeau avait repris sa place et donnait à cet écrivain renommé l'air d'un agriculteur élégant. Dans cette partie dénivelée du jardin, les herbes sont hautes et la cour est en friche; au-delà de la clôture la forêt de Bélouve étend son domaine de goyaviers. Jahel referma la boite aux lettres tristement et invita Tolliam, qui traînait intrigué par quelque espèce, à monter. Au fur de leur ascension la grande case apparaissait, de haut en bas, et avec elle un immense tamarin adulte, reconnaissable à ses feuilles disposées verticalement comme des lames. Eva promena son regard sur les grosses pierres autour de l'arbre, où, petite, elle s'asseyait pour écouter les histoires du mulatre. Puis elle revint à la varangue. Elle observait l'auvent extérieur, son écrin végétal, sa décoration en dentelles de bois ou de tôle et les motifs géométriques sculptés sur les volets et les portes. La maison empreinte de beaucoup de féminité était pure dans sa blancheur immaculée, coquette avec sa bordure de pétunia. Tolliam vit aussi des manguiers, des mandarines, des longanis, des letchis et d'autres arbres qu'il connaissait. L'herbe était taillée sur ce plateau et une ligne d'herbes jaunies par des passages incessants allait de la case au tamarin. Ils montèrent les trois dernières petites marches de la varangue. Jahel ouvrit la porte et ils pénétrèrent à l'intérieur du hall. Il les fit s'asseoir dans le salon, leur proposant à boire.

Eva demanda un verre d'eau, elle regardait le sol, la tête penchée, tenant à peine sur ses jambes à cause de la fatigue des émotions. Jahel guida Tolliam jusqu'à la chambre d'ami.

_ "Posez là vos affaire, allongez Eva, fermez la porte et rejoignez-moi au salon", lui dit-il, avant de se diriger vers la cuisine.

Le salon était au centre de la case et servait à l'occasion de salle à manger. C'était une grande salle sur laquelle venaient empiéter les murs de la cuisine. Eva se reposait dans la chambre face à ces murs, l'autre porte donnait sur la salle de bain et les toilettes. Un pan du salon gardait la chambre et le bureau de Jahel. Tolliam se laissa choir sur le divan, observant l'espace autour de lui. Jahël revint et ouvrit la porte de la chambre d'ami: Eva dormait toute habillée, il posa le verre sur la commode, près du lit, puis referma la porte sur elle.

HaschischinWhere stories live. Discover now