Haschischin

Epilogue

Eva ouvrit les yeux, la pluie cessait de tomber. Elle redressa la tête et vit Tolliam allongé sur le sol. Elle se traîna vers lui. Et le serra contre elle. Elle se souvenait parfaitement de ce qu'elle venait de traverser et dans son corps et dans son esprit. Elle se releva et se dirigea vers le bureau de Jahel. Peut-être pourrait il les aider. Hélas, Jahel allait mourir.

Une seconde ou une éternité plus tard Tolliam revint à lui. La nuit est tombée sur la Forêt. Des druides se sont rassemblés autour de lui. Ils l'ont habillé étrangement. La longueur nouvelle de ses cheveux le recouvre du deuil d'Eva, il ne veut pas mourir, il devrait y avoir une sortie, un moyen de s'évader puisqu'avant d'être pris, il était entré. Il voit la cérémonie qui se déroule, sans être capable de faire un mouvement ou de prononcer une parole. Ils avaient mis dans de grandes marmites des patates et des maniocs encore couverts de terre qu'ils cuisaient sur un feu de verveine. La plus vielle dame du village, une liche bégayante et radoteuse a d'abord planté autour de lui des piquets en bois de Babaas et enroulé le fil d'une bobine à chacun de leurs sommets. Puis, sans rompre le fil blanc, elle a jeté la bobine dans une assiette en terre cuite avant d'y répandre le sang d'un tang noir. Des femmes vêtues de tissus éoliens sont ensuite entrées dans l'espace sacré et ont répandu sur ses cheveux la sève d'un orme mêlée à de la colle jacques, maintenant elles les roulent entre leurs doigts, soudent ses cheveux un à un, et ses tresses maillées, ces blocs longilignes témoignent de sa force. Toute la cérémonie suit le rythme des tambourinaires et des cymbaliers, la musique ancestrale baigne dans un encens purificatoire à base de marijuana, de mandragore et de dathura. Plusieurs feux brillent de flammes bleus et éclairent le rituel. Toute l'aprés midi, de la deuxième à la dixième heure, le couteau a été aiguisé, sa lame mesure plus de trente centimètres et son manche en ivoire, est entouré de trois bandelettes à la base de sa lame du plus fin acier; une rouge pour le sang du sacrifié, une jaune pour la lumière divine source de toute Energie et l'autre verte qui symbolise la foi des hommes en celui par qui la Nature est. Trois runes gravées sur le métal n'étaient compréhensibles que par l'homme-aux-yeux-d'univers, qui avait reconnu en Tolliam l'enfant du ciel de la Prophétie. Ce vieillard disait s'appeler Balmine.

Un cabri fut emmené, porté par un homme en habits d'aiguilles, il en avait planté à travers la peau de ses mains, sur ses doigts, sur les épaules sur les bras, sur les pieds et les jambes, le nez et les lèvres. L'animal, tout blanc ne bêle pas, sa barbichette bien peignée ne bouge pas, et son regard royal se pose sur Tolliam. Les femmes s'en sont allés, une crinière de cordes descend sur ses épaules nues, des baies odorantes et des mélanges de fleurs recouvraient ses nattes d'un film parfumé. La tête du cabri et le couteau tombent, le corps de l'animal se vide de tout son sang et la lame s'y rafraîchit.

Le Haut-druide récita alors Le Zeugma, le récit sacré de la création. Après cette réactualisation de l'illo tempore, il entonna le chant de la Prophétie et tous les tambours se turent, la nuit même prêta l'oreille et l'on entendit:

"- Atah gabor leolam Tolliam, atah gabor leolam.

J'ai confié le secret des origines au prophète Jahel. L'usage qu'il a fait de cette graine sacrée n'est pas celui que nous attendions. Kalo, son second, abusa des pouvoirs divins avec autant d'insolence. Ce n'est point le monde mais son esprit qu'il faut changer...

Nous voyons désormais combien il ne faut pas compter sur les hommes. Jahel n'avait pas la force d'assumer ton destin et de préparer la terre au nouveau millénaire. Il nous a permis de te trouver.

- Ais été choisi!

-Atah gabor leolam Tolliam, atah gabor leolam

Nous te renvoyons sur terre en tant que libérateur. Sache guider le peuple qui te suivra vers ceux qui t'ont envoyé. Ramène les esprits perdus, dans la voie de la voix. Prépare l'île au retour de ses Dieux. Et recevez nous comme nous te recevons aujourd'hui en l'autre royaume. Il faut sauver l'humanité d'elle même.

-Atah gabor leolam Tolliam, atah gabor leolam"

La prophétie annonçait sa venue, la sienne. Son nom le précédait, avant lui était le verbe. Il n'osait pas réfléchir, il n'osait plus utiliser la raison. Il bridait sa pensée, ne fixait son attention sur aucune notion précise, elles tournaient toutes dans son esprit, comme mille questions flamboyantes dans les ténèbres du vacarme. Sa conscience était en suspens. Les druides chantèrent ensemble le refrain de la prophétie. D'autres se mirent à danser et un narguillet fit le tour des adeptes avant de lui être présenté respectueusement. Il prit l'objet entre ses mains et le contempla longuement, il était composé des sept métaux mystiques et le cordon avait été tissé avec la plus fine cordelette de chanvre. Il braisa le foyer, la fumée passait d'abord entre le miel et à travers de l'alcool de géranium, provoquant les mêmes bruits qu'une pipe à eau, avant de soulever ses poumons. Tolliam eut l'impression de partir à nouveau mais son oeil ne fit qu'un tour et reparut complètement rouge, dilaté et parcouru de veines saillantes. Il ne sentait plus ni l'encens ni la chaleur du feu pas plus qu'il ne pouvait voir, ni commander ses muscles, tous les flambeaux partirent à la recherche de leurs réponses, la fumée l'apaisait, les questions retournaient au néant, aux réponses vides d'intérêt et de sens. Quand son esprit fut plongé dans la fumée, il s'éthéra lui même dans les limbes.

Il recouvrait doucement ses sens au milieu du roulis, il bougea sa tête et gémit, les sons se distordaient dans son cerveau, égayant son esprit à bout de pensée. Il avait du mal à rester conscient, trop d'horreur devant lui ont passé leur linceul pestillent, trop de merveilles l'ont illusionné, prisonnier d'une magie qu'il croyait inexistante, plongé dans la substantifique sève d'une plante sans odeur, il était en proie à toutes sortes d'hallucinations osseuses et cadavériques qui aussitôt se fanaient, remplacées par des visions dont il ne comprenait plus le sens : tous ses souvenirs d'un autre monde. Tout devenait illogique, incompréhensible, si lourd à porter dans cet espace de chimère.

Eva tambourinait à la porte de Jahel qui avait cessé d'écrire. Il avait perdu la seconde étoile. Il n'entendait pas Eva. Il regardait l'homme en face de lui, le vieil homme de la plage ou son spectre. Il lui disait que c'était fini, qu'il était temps pour lui de prendre son cahier et de monter avec lui rejoindre le Créi. Il prit son volume sous son bras et la lettre ensanglantée qu'il lui tendit; puis avança vers l'ange qui le prit dans ses bras.

Tolliam entendait les coups sur la porte, il distinguait un peu mieux la véranda.

- "Eva. Eva" cria-t-il.

Elle accourut en pleurant, et resta stupéfaite devant son ami. Il portait des locks, apparus de nulle part. Le bruit d'un quatre-quatre se fit entendre.

Elle aida Tolliam à se lever et ils s'efforcèrent de camoufler toute trace de fumette. On sonna à l'entrée, ils ouvrirent la porte sur des policiers qui venaient vérifier si Jahël n'était pas ici. Déjà ils fouillaient la maison, défonçaient la porte de son bureau pour le trouver vide... Seul gisait au sol un shilum conique gros comme un bras, qu'ils laissèrent là. Ils s'en allèrent une fois sûrs de l'absence du fugitif.

Tolliam prit le shilum et le vida sous le regard d'Eva qui se demandait ce qu'il faisait. Dans les cendres, il trouva une graine noire et grosse comme un grain de maïs, intacte.

- "Regarde." dit il à Eva. Regarde. Il ne lui dit rien de plus pour l'instant. Il réservait sa parole à la conversion des mentalités. Jahël avait disparu, nul ne sut ce qu'il advint. Tolliam serra Eva dans ses bras, ils transpiraient. Du haut du Créï, le prophète veillait sur eux. Les dreads-locks étaient de tailles inégales, se chevauchant, prêtes à réagir à la moindre agression; à la moindre vibration négative. Elles ondulaient doucement, vivantes.