Ailleurs

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Sur le cahier les lignes s'écrivaient toutes seules à l'encre de leurs trois fluides énergétiques qui quittait la matière de leurs corps. Jahël ne comprenait plus rien, et de toute façon il lui aurait été impossible de comprendre quoi que ce soit. Tout se passait comme dans une partie de jeu de rôle, quand le chapitre sous ses yeux se terminait sans que sa plume n'est touché la page.

Il continuait à écrire. Les deux étoiles l'intriguaient, il n'avait aucune emprise sur elles. Tout ce qu'elles faisaient s'écrivait sur la feuille, faisant surgir l'encre du blanc. Il sentait qu'elles s'enfonçaient dans le trou noir de son cerveau vers son monde intérieur, y perçant un tunnel. La douleur était atroce, il devait les contrer, finir cette souffrance. Quitte à se perdre lui même.

La pluie striait le ciel et tapait sur la tôle comme mille bras secs en furie cherchant à entrer. La mort guidait ses doigts. Il tombait lui aussi dans une spirale spiritueuse et tournait, tournait,...où était il? Loin, très loin; une vie entière d'effets gonflait son esprit. Il se sentait puissant et pourtant incapable de dominer ce pouvoir; sa main glissait, prolongeant son âme, instrument de son langage. Il se vidait de l'impur sur les feuilles vierges, avançant vers sa fin comme un pinceau sur la toile d'un maître invisible. Quand ce cahier serait finit il en prendrait sûrement un autre: son inspiration n'expirait pas, elle enflait. Et ces paragraphes qui s'écrivent seuls, rebelles, implausibles. Il n'y comprenait rien et de toute façon il lui aurait été impossible de comprendre quoi que ce soit.

Tolliam et Eva erraient encore parmi les monstres qui grouillaient autour de leur luminosité. Après une longue marche, ils arrivèrent devant une caverne creusée à même le fer dans une autre impasse. Une vulve, noire et béante, s'ouvrait à eux, ils entrèrent et la sphère se délimita dans les ténèbres, comme si la lune pleine pénétrait une grotte ou la vie dans une matrice. Les Sexans ne les suivaient pas, ils étaient saufs. Quelques échos parvenaient jusqu'à eux, virevoltant comme des chauves-souris au-dessus du raffut disparu. Ils remontèrent le col et parurent en plein jour.

Devant eux, une ville immense. Un nuage cristallin d'odeur de confiseries. Le long de ses larges rues et sur tous les trottoirs des gens dansaient, c'est un carnaval grandiose comme la Martinique même n'en connaîtra jamais. Des millions de déguisements s'amusaient sous les réverbères éteints. Les maisons étaient toutes vides, et la route recouverte de têtes dodelinantes et énormes. Un Pierrot pleure sa larme de maquillage, souriant à pleines dents. Des cracheurs de feu lancent des souffles de flammes déguisés en dragons. La foule mouvante se divise en petits groupes qui se baladent au milieu d'alléchantes brochettes, de pralines fondantes et de viandes qu'on rôtissait par quartier et qu'on décharne à grands coups de mâchoires. Plusieurs troupes les croisent, certains montent, d'autres descendent, ceux-là se dirigent vers la droite, ceux-ci vont en biais. Des troubadours chantent tantôt des airs fleuris pour les amants qui dansent, tantôt des airs aux ivrognes qui boivent jusqu'à à plus soif. Ils se mêlent à la foule, sans se lâcher des mains, certains couples brillent comme eux, d'autres encore plus, et certains braillent simplement. Il y avait des gens de toutes tailles, des hommes, des vieux, des femmes et des enfants; on distribuait des verres et des friandises, des barbe-à-papas, des sucres d'orge, du pain au miel, de la guimauve. Des carrousels donnent le tournis aux chevaux de bois qui font la joie des plus jeunes. Le ciel les couvre d'un bleu pur, le soleil donne sa lumière plus que nulle part ailleurs. Des confettis, des serpentins tombent de partout, comme lancés par des anges. Les musiciens font rire leurs instruments, perdus dans l'orchestre...

Le son chaotique d'une fanfare de soubasophone se fit entendre et pénétra l'harmonieuse symphonie. Au loin la tête d'un géant apparut, et cachait le soleil; puis l'ombre de ses épaules, de son torse et de tout son corps s'éleva à contre jour. L'immense noirceur dépassait tous les immeubles, tous les gratte-ciels, il marchait sur le carnaval comme sur un tapis, écrasant les joyeux lurons sous ses sandales gigantesques. Une mare de sang et de chair prenait place sous chacun de ses pas. Il allait, régulier, telle une loi implacable, une évidence. Le cri des victimes était couvert par les éclats de rire et les musiques, personne ne cherchait à fuir. Ni panique ni mouvement dans la foule ivre, les gens poursuivaient la fête. Quelques couples d'étoiles périrent sous son pas et noyèrent leur lumière dans l'ombre de sa semelle. La forme ténébreuse s'approchait inexorablement, Tolliam et Eva, émerveillés distinguaient mieux sa construction. C'était en fait, un amas d'hommes vêtus d'un simple tissu blanc autour de la taille. Athlètes chorégraphes, ils étaient installés sur une ossature légère mais assez résistante pour les porter tous sans fléchir et tenaient des milliers de cordes tendues comme des nerfs, si bien qu'en tirant dessus tous ensemble, en un même mouvement, ils soulevaient et faisaient bouger un bras ou une jambe. Une composition artistique élaborée et réfléchie coordonnait leurs gestes jusque dans les paupières et les doigts du géant, comme des notes dansant elles-mêmes sur les cordes de la partition. Trois hommes tenaient dans une seule de ses phalanges; la marionnette les contenaient tous, déguisement d'une seule et même nation qui s'élevait au dessus des autres. Devant l'Oeuvre, les enfants du ciel restèrent admiratifs. Combien de soins, de recherche, de temps consacré à ce projet? Mais après tout, le temps était-il un problème ici? Depuis combien de temps étaient-ils là? Le géant s'avançait vers eux, ils ne bougèrent pas, hypnotisés par sa grandeur et sa complexité. Son pied, immense et lourd, s'éleva au dessus d'eux, l'ombre de sa plante s'appuya sur la lumière et la traversa, que pouvait l'amour face à la loi? Bientôt sa jambe pesait sur leur corps, ils sentaient leurs ossements qui commençaient à se fissurer.

Le sol s'ouvre et ils tombent, happés. Tout alors se tait, à nouveau le silence, à nouveau la gorge du trou noir. La vitesse de leur chute s'accroît, l'air s'engouffre dans leur bouche hurlante et fait claquer leurs joues comme des drapeaux. Ils traversent un déchirement de branches et sont séparés pendant que les branches fouettent leurs corps. Tolliam s'aplatit sur le sol, stoppé net dans sa descente infernale, la souffrance canonise puissamment chaque parcelle de sa peau.

Quelques instants plus tard il ouvrit les yeux, allongé sur un matelas de cresson, l'eau le caressait agréablement rafraîchissant sa chair blessée. Il ignorait comment il avait pu survivre à un tel écrasement. Ses yeux glissèrent à travers l'herbe à la recherche d'Eva, il ne la voyait pas, les levant légèrement, la face vers le ciel, il ne vit qu'un toit vert au bout d'arbres gigantesques. Il s'appuya à un des énormes troncs qui l'entouraient. Des fleurs de lotus et des pavots semblaient plongés dans une sagesse infinie au creux des racines qui sortaient de la terre, comme une hydre figée au pied de la vie. Les feuilles de ces arbres qu'il ne connaissait pas étaient en forme de coeur, elles se colorièrent de sang puis, comme prises d'un automne soudain, tombèrent, vacillantes. Les branches dépeuplées firent craquer leurs doigts qui devinrent secs et se tordirent en grinçant. Il s'accroupit et regarda les feuilles rejoindre le sol. Il n'avait toujours pas revu Eva. Il se releva avec peine, le mal avait quitté ses os et sa chair, il ne souffrait plus de rien et se sentait même fortifié. Il marcha à sa recherche.

Elle s'était réveillée dans une clairière, minuscule au milieu de la nature mystique, de grands visages d'Anturium irradiaient leur éclat végétal, elle s'avança vers eux, se hissa sur la première feuille et funambula le long de la tige, les bras en équilibre, amusée. Alors qu'elle arrivait au sommet, elle vit Tolliam entrer dans son jardin et elle s'assit dans le creux de la fleur. Tolliam était content, elle allait bien. Il courut vers elle, et laissa ses pas l'entraîner quand il vit la fleur se refermer tout à coup. Eva dans la joue cannibale sentit mille aiguilles percer sa peau, s'enfoncer dans sa chair et perforer ses os. Le rouge coula le long de la tige verte, comme un filet de sang du bec d'un rapace et Tolliam fléchit son genoux. Il ne voyait plus Eva. Il ne la reverrait jamais.

Non... L'Enfant. Attends, je t'ai promis un enfant.

- "L' Enfant." Hurlait-il, espérant la ramener, chasser la mort. Il devenait fou. Où était-il? Quelle illusion le tenait dans une étreinte aussi horrible, il sentait des griffes lacérer son âme, éventrer son coeur. Sa lèvre tremblait, il ne comprenait rien. Qu'est ce que ce décor? Que s'était il passé? Il jouait aux échec, elle avait gagné et puis le flip, la fuite, la fête. Tout cela n'était ni cartésien, ni chrétien. Son esprit se heurtait à l'irréel. Comment sortir d'ici? Qu'allait il advenir? Il voulait se réveiller, car c'était un cauchemar, n'est-ce-pas? Il ferma son poing et hurla, se recroquevillant sur lui-même, les jambes ramenées contre son torse et ses bras entourant ses tibias. Il pleurait tout en s'endormant, bloqué. Quelques silhouette s'approchent de lui...

Jahel dans son bureau enfumé, remplissait des pages et les tournait. Amorphe, il écrivait comme un mort-vivant des lignes d'outre tombe et sentait la vie le quitter. Une étoile avait disparu mais l'autre continuait à écrire sa route, elle descendait toujours plus profondément en lui. Il percevait aussi la puissance de celle ci et savait que la fin marchait à ses côtés. Il ne pouvait rien faire sinon écrire et écrire encore dans l'espoir de le piéger ou bien de lui échapper. Le cahier rempli à moitié drainait son énergie, le vampire était rivé à sa plume et buvait l'encre de son existence. Une fièvre incendiait son corps, des sueurs froides coulaient sur son crâne chauve. Sa peau et ses ongles avaient flétris, ses dents doucement se désagrégeaient remplissant sa bouche d'une poussière calcaire. Il cracha dans la poubelle et se pencha de nouveau sur son Oeuvre, édenté. Sous la varangue dehors, prés du jeu d'échec renversé, deux corps gisent, inertes

HaschischinWhere stories live. Discover now