Il faisait beau dehors. Jahel était accroupi sous le carré de la fenêtre, face à la porte qui le retenait. La lumière, malgré les barreaux, pénétrait dans la salle et se divisait en trois tapis brillants sur le sol. Il était accroupi derrière le rayon à l'intérieur duquel les poussières scintillaient comme des paillettes d'arcs-en-ciel. Ombre noire, qui réfléchissait. Le mur refroidissait son dos, l'air l'étouffait. Des gouttes de sueur glissaient sur son front. Dehors, les voitures mugissantes qu'il n'entendait pas. On venait de desservir, il n'avait rien touché de son repas: des haricots verts, du poulet qu'il avait cru à peine bouilli et un pot de yaourt à la vanille, la meilleure du monde paraît-il. Il n'avait pratiquement pas bougé depuis ce matin, sauf deux ou trois fois ; il s'était levé pour s'étirer et observer l'ardeur du soleil qui cuisait Le Port.
C'est par cette ville que tout est arrivé et que beaucoup de choses continuent encore d'arriver. Combien de cuisses le monde des hommes a-t-il forcées depuis que l'île a accueilli dans sa baie le premier marin, les premiers prisonniers bannis ? Au premier débarquement, ces côtes devaient être couvertes de forêt. La prison, un paradis. En détruisant l'écosystème, nous avons préparé comme une poêle de béton au manche d'asphalte. La ville n'est plus qu'une prostituée. Jahel se demandait pourquoi continuer à se battre. Qui est de taille à lutter contre le temps? Paris, forte de son expérience, aussi vieille que rusée, débarque avec ses cinémas, ses films à quarante-cinq francs, ses cafés, son mode de vie, sa justice. La terre de la Réunion est française, maquée par une dépossédée qui est pénétrée de toute part par les influences venant de partout dans le monde. De la même manière que les Indiens vivent sur une terre conquise par des bandits, les Européens vivent ici sur une terre de corsaire, d'esclave et de magie.
Pourquoi était-il là ? Hier soir, avant d'être réveillé au matin par l'intervention de la Grande Brigade; il s'était endormi sans cauchemar. Les agents l'avaient sorti du lit, et comme on lui faisait savoir qu'ils agissaient sur mandat, toutes ses affaires furent toutes soigneusement épluchées.
Trois pieds de zamal repérés dans l'arrière-cour près du parc-poule, furent pris comme pièces à conviction. Un ou deux flics scrutaient et respiraient les branches avec admiration, trois pieds ne constituaient pas une prise historique, mais la qualité était de chair, pâteuse, et si riche de séve qu'elle laissait béat de convoitise. Ils constituaient déjà son premier chef d'inculpation. Maintenant il était là, fait prisonnier sur son île par des étrangers. Lorenzo déchu. Vieille figure littéraire de l'ancien temps, emblême spectrale, se confondant au mur.
Encore avait-il "sauvé son scalp." Les policiers rangeaient systématiquement tout ce qu'ils fouillaient en sa présence. Après la cuisine, la chambre d'ami, le salon, la varangue et la véranda, la salle de bain, et les toilettes; ils avaient gardé le meilleur pour la fin, la cerise sur le gâteau : son bureau. De lourds rideaux plongeaient la salle dans l'obscurité. Ils allaient les ouvrir, et voir sur le meuble en tamarin un petit ordinateur portable, quand Jahël le prit et le lança contre un mur de toutes ses forces. Qu'avait-il fait? Plus de dix ans de travail d'un seul coup disparu, tous les contacts, tous les noms. Plus rien, il ne restait plus rien de Marroner' sinon quelques feuilles de journaux, signées de pseudonymes, d'initiales, rien sinon l'imprimerie sous son parc-poule, à deux mètres sous terre.
On y accédait par une trappe couverte de fiante s'ouvrant sur une échelle. Là-bas, le laboratoire, la chambre basse qui contient et les archives et les dossiers à venir. Là-bas la machinerie. Le berceau de la révolution, se plaisait-il à dire.
Il fixait une dalle au soleil et il imaginait celle qu'il aime en train de danser avec lui sur la piste illuminée, il la voyait concrètement. Ils étaient comme des hologrammes, devant lui, accroupi, qui les regardait danser tendrement. Il ne lui avait encore rien écrit depuis qu'il avait été incarcéré. Il se l'imaginait avec une mouche, valseuse précieuse en habit d'autrefois. Lui en perruque mais sans fard sur sa belle gueule de mulatre. Il a toujours rêvé de vivre au dix septième ou au dix huitième siècle, dans le monde où selon Rostand le poète était roi, où la bonne parole avait encore ses lettres de noblesse, ou au temps de Voltaire, Rousseau, Diderot. Il se voyait à l'intérieur de la Bastille. Petit Lacaussade, fils manqué de Toussaint Louverture. Quittant ses rêves, il se levait et le soleil réchauffait sa nuque et son dos. Il resta debout; il prenait un bain de lumière, la chaleur qui lui caressait la peau, le vent, seuls liens avec la vie. Il avait demandé à son avocat de passer, très tôt ce matin, à sa demande, car il voulait toute la journée pour réfléchir. Son affaire était très dure à défendre, il allait être jugé pour usage et possession de stupéfiants, mais aussi et ce n'était pas le moindre pour écrits visant à troubler l'ordre publique.
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Haschischin
ParanormalOcean Indien. Ile de La Réunion. Jahel, un jeune activiste créole croise la route d'un homme étrange qui lui fait fumer une herbe divine. L'histoire de la création de l'île, et du monde, lui est alors révélé. Commence alors l'initiation de la fille...