Le pied

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Elle s'endormit sur l'épaule de Tolliam, la couverture de côté, car ils avaient chaud. Son odeur de longanis l'enivrait, et la chaleur de son épaule contre son oreille lui donnait d'agréables sensations. Son ventre brûlait encore, mais l'apaisement était doux et salvateur. De temps à autre, elle glissait sa jambe contre la sienne, dérivant dans le parfum ambiant vers le sommeil et le rêve. Il lui arrivait souvent de faire le même songe quand elle dormait avec lui, bercé d'amour et de caresses, après que la lenteur de sa force l'est rendue entière le temps d'une évasion de jouissances. Alors il y avait la détumescence protectrice. Morphée l'entraînait aussitôt dans des verdures sans pareille où elle marchait au pays des vertus. Le jardin était gigantesque, de grands visages d'anturium irradiaient leur éclat végétal et l'air était bon, le rêve, floué de pastels. Elle grimpait dans cet Eden sur une des tiges géantes, gérant son équilibre avec grâce et innocence. Quand elle arrivait au sommet, elle s'asseyait dans la fleur rose, cambrée sur le pistil, heureuse d'être là à contempler le paradis.

Près d'elle, il y avait un bougainvillier, avec ses innombrables yeux rouges, qui dépassait toutes les autres plantes. Au gré de son envie, la fleur où elle s'était réfugiée se remplissait de rosée, et elle y prenait un bain, abandonnée dans l'eau du petit matin jusqu'à ce que le soleil la réveille à notre monde.

Mais il la secouait avant de partir, et déjà elle entendait l'auto klaxonner. Elle le serra fort dans ses bras.

_"Je t'aime."

Il lui sourit.

_"A tout' puce, je t'aime."

_"Hé dit-elle en lui retenant le poignet."

_"Oui."

_"Tu m'feras un enfant."

_"Oui, répondit-il maladroitement, quelle idée, dors."

Il ferma la porte et elle se retourna dans le lit, s'enroulant dans la couette, car il fait très froid de si bon matin; finalement elle se réveilla quelques heures plus tard. Elle ouvrit le sac et sortit son peignoir puis se dirigea vers la cuisine. Il lui fallait un chocolat, une tartine. Alors qu'elle préparait son déjeuner, elle regardait la forêt de Bélouve, à travers l'autre porte qui menait à la varangue arrière, et à travers la vitre des nacots. Elle réchauffait le café, mais la forêt détourna son attention, captiva son esprit. Elle resta ainsi, bloquée, quelques instants, avant de sauver le lait de justesse. Ensuite elle fit sa toilette.

Ce matin, elle était mélancolique, et le visage que lui rendait la glace dans la salle de bain faisait la gueule. Elle avait l'impression de ne penser à rien. Elle enfila des baskets, un jean et mit un pull léger sans rien en dessous. Elle voulait se changer les idées, faire un tour dans la nature. Elle ignorait le nom de tous les arbres, mais elle les admirait. Elle ignorait l'histoire de ces contrées, mais elle se l'imaginait; Jahël avait souvent écrit pour que la Réunion soit enseignée aux Réunionnais, Tolliam aussi attendait cela. Et c'est ce qu'il aurait fallu faire avant tout, mais qui, là haut, n'aurait pas eu peur de ces cours, un peu plus de trois siècles à révéler, construits sur le profit, toujours. On n'aurait jamais permis cela, songea-t-elle, car tout le monde alors aurait pu penser sur l'île, en enseignant le pays on aurait chuchoté la nation, formé le véritable citoyen créole. Séparer l'histoire de l'île de celle de la France devait passer là haut pour une idée folle; mais maintenant, elle en était sûre, il n'y aurait plus de main mise sur notre passé pour le cacher; Jahel allait se battre pour cela, peut être même dispenserait il lui même les cours puisqu'il professait déjà à l'université.

Elle suivait donc le sentier, rien à craindre dans nos forêts il n'y a pas de serpent, ni de fauves, ni d'araignées venimeuses comme le pensent beaucoup d'étrangers, il n'y a pas de brousse non plus, ni d'indigènes avec sarbacanes et sagaies. Elle s'attardait sur plusieurs curiosités : un arbre en train de mourir, l'écorce pelée et recouverte d'une mousse ocre, d'une moquette de safran; par là, un arbre plus gros que les autres, penché par un cyclone quelconque. L'envie lui prit de marcher sur le tronc. Elle fit quelques pas debout puis du s'aider de ses mains pour rejoindre les branches. Le bois était solide et sec. Les incendies de 1996 avaient ravagé plus de deux cents hectares de forêt, elle se souvint avoir pensé que le feu avait été mis volontairement afin de permettre aux industriels, peut être en procès alors, de construire sur les cendres. Arrivée à la fourche d'une branche elle s'assit et promena son regard sur la forêt en contrebas. Les oiseaux qu'elle entendait ou qu'elle voyait ne venaient jamais chanter en ville, il n'y a qu'ici qu'on peut les rencontrer. Elle voyait dépasser la tête des fanjans, et sous ses pieds les autres fougères. Tout à coup, en se retournant vers la maison, elle vit un gigantesque tamarin, ainsi que le sommet d'un autre arbre plus petit qui dépassait comme une gousse du feuillage et qu'elle distinguait mal mais qui avait tout l'air d'être un pied de.... Quelques instants plus tard, elle se hissait sur ses racines puis sur les branches, et monta doucement jusqu'au sommet du tronc qui était légèrement incliné et courbé. Là, les branches s'allongeaient. A l'endroit où elles se divisaient, le bois avait formé comme une bassine que quelqu'un avait rempli de terre pour y loger sa plante comme dans la paume même de la nature, dont les doigts feuillus cachaient à l'homme-rampant la plante sacrée. Elle n'en revenait pas, passant une main dans ses cheveux pour les retenir en arrière et mieux voir. Devant elle, un galimatias de têtes de zamal collées, enchevêtrées, noires et résineuses à souhait mais bizarrement dépourvues de parfum. Elle en cueillit une, longue comme son doigt, recouverte de filaments mauves. Et un sourire illuminait son visage rien qu'à penser à quand elle le fumerait. Elle redescendit avec prudence et fit une marque sur le tronc afin de le retrouver plus facilement. Elle cassa deux des innombrables fougères, et les mit en bataille, coincées dans l'écorce. Puis elle rentra en courant.

HaschischinWhere stories live. Discover now