Haschischin

Kalo

04 Novembre 1999

Les nuages sont restés fixes dans le bleu matinal. Ils passèrent pourtant, ils passèrent d'une teinte rouge, orange, à un jaune ensoleillé avant de devenir au-dessus des montagnes vertes, blanc cassé, blanc sale. Jahël roulait le long de la route en corniche et les idées fusaient dans sa tête. Les rouages se combinaient enfin, plus rapides même que les roues de sa dernière moto qui filait entre océan et falaise. Eva s'accrochait à lui, sa veste en cuir noir claquait les airs, sous le casque, elle souriait ; non seulement parce qu'elle aimait la vitesse mais surtout parce qu'elle s'en allait d'ici, pour la France, voir sa grand-mère et sa mère, chercher, par la même occasion, du travail.

Jahel sur sa moto réfléchissait à son prochain article. Du crépuscule diurne à l'aube nocturne, car nous ne vivons que la nuit, dans les rues inanimées où traîne le brouillard de l'ennui, où le vent glace les nasaux. Du crépuscule diurne à l'aube nocturne car la journée nous nous cachons des lumières du gros Soleil.

Il prit un virage et la ville lui apparut. Saint-Denis, tour centrale de Babylone vouée à Dyonisos, je n'ai pas dit capitale même si c'est le chef lieu de tous les capitaux ; ce n'est jamais qu'une ville tissée de béton et de goudron, une colonie d'araignées où le bonjour n'est pas rendu, où l'on porte la cravate, où l'on passe des coups de fil avec des antennes. Saint-Denis, volcan urbain, ta jeunesse est malade, nous sommes tous une génération oubliée, décalée, entassée tout comme nos pères d'autrefois dans le ventre des bateaux esclavagistes. Sauf qu'au lieu de nous obliger au travail, ils nous payent à ne rien faire.

Dites-leur qu'on n'achète pas l'honneur; un créole assisté est un créole de plus dans le poulailler. Un coq dangereux, au gosier lacéré, roulant dans son oeil les pulsions issues du décalage entre la vie qui est et celle qui devrait être. Que fera-t-on si le maïs vient à manquer, ou si les grillages métalliques cèdent? Un proverbe créole i di si ou la don kréol in pié li vé in karo. C'est bien là une attitude traditionnelle. Quand tu n'auras plus rien, je dirai que tu fus un brave homme, je dirai que la France fut une bonne mère adoptive. Ensuite? Qui sait, nous rêverons d'indépendance, fous que nous sommes. Oui, sûrement, le temps de tout installer, de tout construire, donnez- nous encore de ces ailes, donnez-nous encore de ces yeux et de ces oreilles. Il y a manipulation génétique sur la tortue Réunion, ce serait...

Un violent coup de frein le stoppa dans ses pensées, un bouchon, il lui fallait manoeuvrer. Doucement il se faufila entre les voitures bruyantes, et frôla presque de trop près le gros engin qui servait à déplacer les voies. La corniche, sous son voile de mariée moderne tout en fer qui ne l'empêchait pas de pleurer, le regarde s'en aller.

Dés qu'il arriva chez lui, à la Petite Plaine, revenu de l'aéroport de Gillot, et qu'il fut dans son bureau, il s'attabla et commença à gratter sa feuille. Les mots de tout à l'heure l'avaient juste traversé, ils lui avaient du moins donné le ton. Et déjà germait un nouveau paragraphe quand il fut dérangé une seconde fois par Kalo, son vieil ami, qui l'appelait pour savoir si Eva, sa fille, avait bien décollé, il préférait la savoir à l'écart pendant quelques temps. Jahel s'excusa de ne pas avoir téléphoné à son retour. Kalo lui dit que ce n'était rien, avant de le remercier.

Demain Jahel serait chargé de cours, dans les locaux flambant neufs de l'Université du Tampon; pour l'instant, dans son pied à terre, il gardait la tête dans les nuages et allongeait sur la page son esprit fatigué.

Si tu m'en donnes un peu j'en veux plus, si tu m'en donnes aujourd'hui je reviendrai en chercher demain.