Chapitre 13

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L'arrivée à Hestington fut rocambolesque. Même si le corps d'Owen était habitué aux grandes quantités d'alcool ingérées par son maître, les cahots de la route eurent raison de ce dernier. A peine eut-il posé le pied par terre qu'il se mit à vomir sans relâche sous les yeux horrifiés d'Ellen qui se hâta d'appeler des domestiques. Deux prirent le malade par les épaules et l'emmenèrent dans une chambre d'ami, seau à la main, tandis que deux autres nettoyaient l'allée souillée menant au perron. Une fois dans la chambre, Owen fut débarrassé de sa redingote et de sa chemise, fut déchaussé puis on déposa sur son front un tissu imbibé d'eau infusée aux herbes médicinales. Les domestiques retournèrent ensuite vaquer à leurs occupations et seule la gouvernante demeura aux côtés de l'invité, attendant Ellen qui renvoyait la calèche à Hestmint pour son oncle. Cette dernière rejoignit enfin son protégé dans la chambre et s'assit à son chevet après avoir congédié sa préceptrice. Une fois tranquille, Ellen s'adonna à un plaisir simple : regarder le visage d'Owen, encore et encore, sans retenue pendant qu'il dormait. Sa main restait vissée au seau qu'on lui avait apporté et ses yeux demeuraient clos. Son visage était blême, ses cheveux étaient trempés de sueur et sa bouche entr'ouverte soufflait toutes les vapeurs d'alcool que son corps ne pouvait plus supporter. Ellen en avait vu des ivrognes : elle en côtoyait de septembre à juin ! Mais jamais elle n'aurait pu concevoir qu'Owen était l'un d'eux alors elle s'inquiéta sincèrement pour lui, sans dégoût ni jugement.

- J'ai si honte, Ellen. Je suis désolé.

L'intéressée sortit de sa rêverie, elle qui examinait la barbe naissante, les mâchoires crispées, les tempes palpitantes, le nez grec et la bouche ourlée de son ami. Elle croyait qu'il était assoupi.

- Honte de ?

- Regarde mon état, Ellen. Il est déplorable.

- Ce n'est pas grave, Owen. Vous avez seulement dépassé vos limites, cela arrive même au meilleur, tentait-elle de dédramatiser la chose.

- Cela fait déjà quelques années que je vais au-delà de mes capacités. Je tombe dans un abîme d'où l'on ne peut me repêcher. C'est peine perdue.

- Pourquoi dites-vous cela ?

- Je suis un alcoolique, Ellen, un vrai ! ponctua-t-il sa phrase d'un dernier crachat dans le seau. Je lutte chaque jour, détournant les yeux de chaque bar, de chaque choppe ou buvant au compte-goutte mon verre, mais en réalité je suis de ceux que tu vois dans ton pub. Je suis réellement le tavernier tombeur de ces dames dont les aristocrates parlent.

- Oh ...

- Je comprendrais que tu sois désabusée, la coupa-t-il. Je ne sais même pas comment tu pourrais continuer à me parler alors que je n'ose même plus me montrer devant toi. J'ai si honte et si mal. Mal depuis tant de temps et je ne dis rien. Mes sentiments ne valent plus rien de toute façon. Ce soir, j'ai bu pour faire taire mon désespoir mais je n'ai fait que lui donner la voix nécessaire pour avouer ses peines. Je ne suis qu'un vaurien et je vais m'en aller, vous débarrasser de moi tant qu'il en est encore temps. Oh Ellen, tous tes soins et tes attentions, je ne les mérite pas. Je ne mérite même pas ton amitié.

Owen détournait le regard, les yeux embués de pleurs qui ruisselaient sur ses joues, telle la pluie dévalant le long des carreaux. Lui dont la vie paraissait si douce à Hestmint avait des souffrances bien trop lourdes à porter quand il retournait vivre près des docks. Ellen était tentée de faire retour arrière, pour sa propre sécurité avant toute chose, mais elle ne le put. Elle devait l'aider à s'en sortir, et elle le ferait.

- Arrêtez Owen, ne vous faites pas tant de mal !

- J'ai toujours mal. Et voilà que je pleure ... porta-t-il la main à son visage baigné de larmes.

IridescenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant