Feuilles mortes

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Ça y est, on est samedi !

Première bonne nouvelle : les vacances. Comme d'habitude, on reste à la maison les deux semaines et les grands parents viennent chez nous.

Deuxième bonne nouvelle : je vais monter Caprice pour la première fois ! J'ai tellement hâte !

D'un autre côté, je n'ai toujours pas eu de réelle conversation avec Ondine et ça commence à être long. D'habitude, c'est elle qui revient vers moi. Cette fois, je pense que si je n'agis pas, ça ne va pas s'arranger. Et Ondine me manque, quand même. Beaucoup. J'aimerai avoir le courage de Pauline, parce qu'elle a réussi à dire les mots justes, elle a réussi à dire « pardon ». Elle a réussi à dire « merci ». Moi, les mots s'étranglent dans ma gorge et je n'y arrive pas.

Pourtant, je suis sûre que Pauline n'a pas conscience de ce courage. Je crois qu'elle ne se rend pas compte de l'importance de ces deux mots.

Note aux petits curieux : pardon. Et merci. Il faut que je l'écrive, alors voilà, c'est pour vous.

• • •

Églantine vérifia l'heure pour la centième fois de la journée au moins. 9h42. Il lui fallait environ dix minutes pour rejoindre le centre équestre. Ils lui restait donc exactement huit minutes avant de partir. Sans réfléchir, elle arracha un bout de papier de son cahier de maths ouvert sur son bureau. Elle griffonna deux mots et se leva, espérant ne croiser personne. D'un pas léger, elle se glissa furtivement dans la chambre de sa sœur.

— Mode espion activé, Atch, lança-t-elle au chien qui, oreilles dressés, l'observait curieusement.

La lycéenne regarda autour d'elle, comme si quelqu'un risquait de surgir à tout moment. Puis, elle posa le morceau de feuille sur le bureau d'Ondine et repartit en courant.

Glissade sur le parquet, les mains en avant pour se rattraper au mur, petite course dans le couloir, dégringolade dans les escaliers, rire tanguant entre nervosité et joie et dix mille autres sentiments.

— Je pars ! A plus !

Claquement de porte, et elle était dehors. Le ciel était couvert de nuages clairs, étrangement clair, presque éblouissant. Un vent froid emportait avec lui quelques feuilles mortes, accompagnant ses voyageuses d'une mélodie joyeuse, comme si la brise rassurait les passagers juste avant leur envol. Promesses de découvertes exceptionnelles.

Églantine marcha d'un bon pas jusqu'au centre équestre. Son impatience électrisait tout son être, tout son corps, son âme et son esprit. À l'idée que chaque avancée la rapprochait de Fragrance et Caprice, elle se retenait de courir. Quelque part dans le fouillis de pensées qui l'habitait, une chanson se fraya son chemin pour s'accaparer un temps d'attention. Si Églantine ne se souvenait plus du titre, l'air et les paroles lui vinrent très vite. Elle se mit à chantonner, avant d'ouvrir les bras, d'oser quelques pas de danse, cachée du monde. Les paroles lui parlaient, lui rappelaient Ondine, Zéphyr, Fragrance, Élise, Samuel et tous ces amis qu'elle avait découvert en un clin d'œil, si naturellement. Elles effaçaient ses doutes, envoyaient balader le négatif, repoussaient tous les tourments.

— I've got you, brother. I've got you.

Elle se mit à courir jusqu'à voir les écuries.

— Églantine !

Un sourire naquit sur les lèvres de la lycéenne, qui leva la main pour répondre au signe de son ami.

— T'es en retard, la réprimanda-t-il en riant. Comment tu peux être en retard pour quelque chose d'aussi important ?
— J'étais en retard le premier jour du brevet, Sam.

Le garçon lui envoya un regard amusé. Ils reprirent leur chemin ensemble, marchant lentement.

— Comment tu vas ?

Églantine n'aimait pas le simple « ça va ? » auquel tout le monde répondait le même mot, quoi qu'il arrive. Il était si facile de contourner cette question d'un simple « oui » mensonge. Comme elle s'y attendait, Samuel développa sa réponse naturellement, certainement grâce au « comment » glissé dans l'interrogation.

— Ça va. Je survis. Mes parents sont encore plus stricts que d'habitude, mon frère hiberne dans sa chambre quand il n'est pas au lycée, et moi je survis.

Après un court silence, il ajouta :

— Ils ont appelé le lycée pour avoir une autre copie des bulletins. Je n'ai même pas pu lire le mien, ils avaient trop peur qu'il finisse déchiré ou à la poubelle. À croire que je suis un criminel, j'ai déchiré deux feuilles.

Il lâcha un rire un peu amer, un peu triste, un peu faux. Pour clore le sujet, il répéta :

— Je survis.

Églantine posa une main réconfortante sur son épaule, puis s'éloigna pour rejoindre Caprice dans le pré. Cette fois, elle cachait un licol derrière son dos. Le grand hongre s'approcha d'elle, heureux de la voir.

— Salut, Cap'.

Une main sur l'encolure, un geste fluide et le cheval se retrouva prisonnier du licol. S'il ne broncha pas, il se tendit et jeta un regard méfiant à la cavalière.

— Viens, t'inquiète pas.

Il se mit en marche près d'elle, se rattachant à la confiance qu'il avait construit avec la jeune fille. Il se laissa faire quand elle passa plusieurs brosses sur son corps, quand elle posa la lourde selle sur son dos. Il fut plus résistant quand il s'agit du filet et de la sangle.

— Prêts ?

Marie arriva au moment où Églantine attachait sa bombe. Elle acquiesça, souriante.

— Sois douce avec lui. Il est encore un peu nerveux. On se rejoint dans le manège.

Samuel souffla quelques mots à Arthus, qui répondit d'un sourire timide. Églantine fut amusée de les voir faire connaissance avec tant de maladresse. Ils la suivirent quand elle entraîna Caprice vers le manège.

Tout se passa bien. Malgré quelques écarts, de petites difficultés, des incompréhensions.

Tout se passa bien. Caprice se détendit peu à peu et les poings d'Eglantine serrés sur les rênes se décrispèrent.

Tout se passa bien jusqu'à quelque chose. Un bruit, une odeur, quelque chose d'effrayant, impossible de savoir quoi. Peut-être aussi qu'il avait senti la peur de quelqu'un d'autre. Peut-être même que ce n'était rien du tout. Parfois, cela aussi pouvait être effrayant : le rien, le silence, le vide. Caprice des Nuages paniqua et partit au galop, le regard fou en s'apercevant qu'il était prisonnier. Encore. Il fut soudain persuadé qu'il fallait se débarrasser de la personne sur son dos. Alors, il pila, repartit, rua, déséquilibra sa cavalière qui finit par tomber. Libéré de ce poids sur son dos, Caprice accéléra.

Églantine, le souffle coupé, resta un moment au sol, le temps que le choc dans son corps s'efface. Ses lèvres tremblaient, son regard s'accrochait au haut plafond du manège. Elle ressentait le rythme du galop de Caprice par des vibrations et, rien que pour cela, elle n'osait pas se relever.

Une feuille morte portée par les bourrasques s'échoua près d'elle. Églantine imagina que peut-être le vent l'avait suivie jusqu'ici et lui apportait un cadeau en guise de réconfort. Un rire lui échappa. Non, ce n'était pas comme ça qu'elle avait imaginé sa première expérience sur le dos du hongre. Mais ça lui convenait tout aussi bien.

Apprivoiser les NuagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant