Epilogue

14 2 0
                                    

EPILOGUE

« La vie est un mystère qu'il faut vivre, et non un problème à résoudre. »

Gandhi ; Tous les hommes sont frères (1969)

ELIZAVETA

Mardi 22 septembre 2020

— Qu'est-ce ? demandé-je tandis que nous approchions de Ludlow.

Il est presque trois heures de l'après-midi et le ciel encore couvert semble s'ouvrir progressivement au-dessus de nous.

Jeremy jette un coup d'œil vers la feuille de papier que je tiens dans mes mains. Il s'agit du post-it numéro huit de la pochette en carton qu'il m'a donnée la veille en quittant Londres.

— Je l'ai trouvée dans les affaires de Lionel, et non dans ses rapports. Apparemment, il s'agit d'une lettre écrite de sa main, mais dictée par Nola lors de leur dernier rendez-vous.

Je parcours la lettre. Ce qui y est écrit est horrible.

— Est-ce que c'est vrai ?

— Je l'ignore.

Dans ce texte, Nola avoue elle-même avoir tué sa grand-mère Joanne North, il y a de ça sept ans. Elle ajoute avoir vue une aura maléfique autour d'elle. Mais que, par la suite, par honte et regret, elle s'est punie seule en se privant des choses qu'elle aimait, comme la lecture et le chant.

— Son silence était donc le prix de son crime, chuchoté-je.

— Apparemment.

— Je ne peux pas le croire. De quoi parle-t-elle en disant une aura violacée maléfique ?

— Ne saviez-vous pas que Nola a un regard particulier ? Elle est capable de voir le plus petit détail. La moindre nuance de couleur. Le moindre changement. Pour preuve : elle savait parfaitement quand Lionel lui mentait. Apparemment, la couleur de ses yeux fonce lorsqu'il ment.

— Incroyable, murmuré-je encore. Admettons que cela soit vrai ; pourquoi sa grand-mère aurait-elle eu une aura maléfique ? C'était une vieille femme sans histoire, vraiment très gentille.

— Post-it neuf, répond simplement Jeremy en continuant de suivre la route qui entre dans Ludlow.

Je cherche le document dans le tas et en sors une sorte d'arbre généalogique extrêmement complet.

— Prenez les ancêtres de Joanne North et remontez jusqu'aux alentours de mille huit cents.

Je suis la courbe. Arrivée à l'année mille sept cent quatre-vingt-quatorze, je lis un nom :

— Lydie Jackson. Ce nom me dit quelque chose, pensé-je.

— Il s'agit du véritable patronyme de Léocadie Emeraude, la sœur aînée du personnage principal. Lionel. Je vous en ai parlé hier.

— Exact. Donc, Joanne North serait une descendante de Lydie Jackson ?

— Oui. Vous cherchez toujours le rapport avec le mal qui entourait Joanne ? Réfléchissez : qui est la mère de Lydie ?

Je baisse la tête et lis :

— Daisy Jackson.

— Mieux connue sont le pseudonyme Madame la Duchesse Georgia Emeraude-Logan. La belle-mère de Lionel. C'est le personnage noir du roman. Une vraie marâtre. Elle aurait pratiqué, si on croit le roman, la magie noire. Elle aurait maudit la maîtresse de son mari, Adélaïde Penne, la mère de Lionel. D'où sa mort prématurée. Elle aurait ensuite maudit Lionel, ce qui causa la mort de son amoureuse, Margareth. Par la suite, elle aurait maudit son propre mari qui mourut d'une maladie dans les jours d'après.

— Son Mal serait alors parvenu jusqu'à Joanne ? Par le sang ?

Jeremy hausse les épaules.

— Une chose est sûre : l'aura que Nola a vue sur Joanne est la même qui entourait Daisy Jackson. Hors, Daisy est l'ancêtre de Joanne.

— Cette histoire devient beaucoup trop farfelue pour moi. On est sur la route d'une gamine disparue depuis trois ans, qui aurait tué sa grand-mère car celle-ci descendait d'une véritable sorcière. Cette même gamine qui, muette de son plein gré, aurait fugué pour aller rejoindre un Manoir rempli de personnages de roman qui, en fait, on véritablement excités. Jeremy, si vous avez quelque chose contre le mal de tête, je suis preneuse.

Jeremy éclate de rire. Toute cette histoire l'amuse beaucoup.

Tandis que nous sortons de Ludlow pour emprunter une petite route de campagne, je referme la chemise en carton et la pose sur le tableau de bord. Nous dépassons bientôt Pipe Aston et nous dirigeons vers Eston. Peu avant ce deuxième village, Jeremy bifurque à droite pour prendre la route en direction de Burrington. Puis, à peine quelques mètres après le tournant, il s'arrête.

— Nous y sommes.

Je lui jette un regard étonné ; il regarde un moment dehors avant de sortir de la voiture. Je l'imite. Nous sommes sur un chemin perdu au beau milieu de la campagne anglaise, dans le Herefordshire, presque à la frontière avec le Pays de Galles. Et il n'y a rien ici sinon des champs. Je fais plusieurs fois le tour sur moi-même pour vérifier que je ne passe pas à côté de quelque chose. Mais non. Il n'y a rien ici.

— Êtes-vous sûr d'être un bon endroit ?

— Certain.

Jeremy regarde inlassablement en direction de l'Ouest, soit la direction d'Eston. Devant nous, une barrière en fer, entourée de buissons et de petits arbres, ouvre un champ où paissent des moutons.

— Croyez-vous vraiment que Nola est venue voir d'où vient son pull en laine ? tenté-je de plaisanter.

Jeremy reste encore un moment à regarder l'endroit, comme s'il pouvait voir quelque chose que je ne vois pas.

— Tout va bien ? m'enquiers-je en ne le voyant toujours pas bouger.

Je m'approche de lui et regarde dans sa direction. Il n'y a toujours rien. Si ce n'est un rayon de soleil qui m'éblouit. En somme, l'endroit est plutôt joli. Le chemin en terre, l'ombre des feuillages, les moutons, les prés. Mais à moins que Nola ne soit dans un terrier, elle n'est pas – du moins plus – là. Je doute même qu'elle soit un jour venue ici.

— Y avait-il quelque chose ici avant ? demandé-je en scrutant l'horizon clair à présent.

Je me tourne vers Jeremy. Celui-ci finit enfin par me regarder. Des larmes mouillent ses yeux rougis et gonflés.

— Jeremy...

— Je crois que je me suis trompé, me coupe-t-il.

Un petit sourire se dessine sur ses lèvres malgré ses prunelles troubles. J'entends le sous-entendu : il ne s'est pas trompé. Il y avait bien quelque chose ici avant. Nola – et peut-être même Lionel – était là. Nous arrivons simplement trop tard.

La porte s'est refermée sur nous.

Alors je souris moi aussi à Jeremy.

— Oui, je le crois aussi, dis-je.

Il me comprend. Alors, nous retournons tous les deux dans la voiture. Jeremy fait demi-tour. Nous repartons ensemble pour Londres. Cependant, tandis que notre voiture s'éloigne en direction de Ludlow, un oiseau quitte sa branche et s'envole dans le ciel. L'une de ses plumes se décroche et tombe en virevoltant. Elle arrive alors avec douceur sur l'herbe du pré à moutons. Seulement, derrière la plume, le champ a disparu, laissant place à un magnifique Manoir tout droit sorti d'un autre temps.

Mais bien sûr, cela je ne l'ai jamais vu.

Tout cela, ce n'est que de la magie.


Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant