Chapitre 9

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9.

« Le passé douloureux est un cruel tourment. »

Euripide ; Hercule furieux - Ve s. av. J.-C.

ELIZAVETA

Mercredi 9 septembre 2020

La serveuse, sur ma gauche, bouscule une chaise et manque de faire tomber son plateau dans un tintement de vaisselle. L'une de ses collègues – certainement sa supérieure – lui fait une remarque tout en posant une tasse de café devant moi.

Je la remercie.

Les yeux perdus sur l'enveloppe en papier kraft, je me perds dans mes pensées. Déjà vingt-deux ans. Le temps passe si vite ; il fuit entre mes doigts, tandis que j'essaie vainement de l'attraper pour le garder près de moi.

Vingt-deux ans... et je n'ai rien vu.

Malgré tout, la mélancolie, la douleur et la tristesse me tordent le ventre. J'ai mal. Je ne guérirai probablement jamais.

Sur l'enveloppe, il y a mon nom et mon adresse, avec un joli petit timbre coloré. Les plis du papier chatouillent ma peau lorsque je retourne le colis pour l'ouvrir.

À quoi ressemble-t-il, à présent ? me demandé-je en tirant sur le loquet collé.

À l'intérieur, tant de souffrance et de joie en un seul paquet ! Des photographies, une photocopie de diplôme, un contrat de travail et un poème. Je retiens mes larmes tout en sortant le tout pour l'étaler sur la table. Autour de moi, les clients ne me prêtent même pas attention. Il fait encore beau et chaud pour la saison ; profitant de l'air de la terrasse et du soleil, je n'ai l'air que d'une femme seule sirotant son café. Personne ne peut deviner ce que ce courrier représente pour moi.

Sur les images, Jayden est heureux, les yeux pleins d'étoiles. Ces mêmes étoiles qu'il possède et a gardé depuis tout petit. Son sourire est franc, sans doute, sans masque. Ce garçon n'a jamais connu la douleur. Je ne remercierai jamais assez le Ciel pour cela. Et aujourd'hui, ce garçon est un homme. Un homme que je n'ai pas vu grandir. Mais si mon absence et ma souffrance valent son insouciance, je suis prête à me saigner encore des millénaires. Il ignore tout de la rancœur qui habite mon cœur ; il ignore tout de mon existence. Mais jamais je ne lui en voudrai.

Sur la dernière photographie, il souffle sa vingt-deuxième bougie. Sa mère pose avec lui, sur sa droite. Son père est à gauche. Jayden rayonne tel un soleil qui passe au travers d'un diamant poli.

Je sèche une larme fugitive et prends entre mes doigts tremblants le contrat de travail. Jayden est talentueux. Il a une voix magnifique et manie les cordes comme un as ; il vient même de signer un contrat avec une maison de disques ! Ce que je n'ai pas vu tout de suite, c'est que sa mère m'a joint un CD avec le colis. Je l'écouterai en boucle.

J'observe ensuite le diplôme. Jayden a terminé sa dernière année d'études avec succès. Ses notes sont excellentes. Il ira loin dans la vie ; et c'est tout ce que je lui souhaite.

Et puis, pour finir le courrier, je lis le poème. C'est Jayden qui l'a écrit pour la fête des mères. Il date du dimanche vingt-deux mars de cette année. Je pleure ouvertement en terminant le dernier vers. C'est encore maladroit, avec des mots d'enfant, mais il n'y a rien de plus beau que le maman, je t'aime, et te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi. Pour les sacrifices que tu fais. Pour les cicatrices que tu portes en mon nom.

Il n'y a aucune lettre avec le colis. Il n'y en a jamais. J'en ai l'habitude. Mais cela ne me dérange pas vraiment. Recevoir une fois par an ce courrier me suffit amplement. Je les garde précieusement chez moi. Au fond de moi, j'ai toujours l'espoir d'un jour rencontrer Jayden ; qu'il me cherche. Malheureusement, il ne l'a jamais fait, et cela vaut mieux pour lui. Qu'il continue donc à ignorer tout de l'horreur qui l'entoure, il n'en sera que plus heureux. La vérité est bien trop affreuse pour être dévoilée.

Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant