Chapitre 14

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14.

« La vie, on doit savoir la vivre, et si on doit partir, partons. »

Henri Salvador ; La joie de vivre (2011)

NOLA

Vendredi 17 novembre 2017

J'ouvre violemment les yeux. Mes oreilles sifflent encore de mes pleurs silencieux et des cris des fantômes. Où suis-je ? Qui suis-je ? La poussière danse tout autour de moi, au rythme lent d'une musique muette. La lumière dorée du couchant passe par les fenêtres à présent propres. L'une d'elles est même ouverte, laissant entrer une brise chargée d'humidité dans la pièce. Dehors, les rayons de soleil luttent avec de gros nuages noirs pour venir éclairer la campagne anglaise. J'entends, au loin, les premiers coups de tonnerre.

Des murmures emplissent la chambre, sans que je ne puisse comprendre ce qu'ils se disent. Il me semble que des esprits me regardent depuis les coins d'ombre. Qu'ensemble, ils discutent de moi.

Instinctivement, je me redresse sur le lit. Les draps sont beaux, tissés dans un coton fin. Ils sentent le savon. J'ai l'impression qu'ils viennent d'être changés. Le bois du tour de lit est lustré, brillant sous les derniers éclats de lumière du dehors.

En face de moi, la cheminée est éteinte. Cependant, un filet de fumée jaillit encore des cendres, comme si le feu venait de mourir dans l'âtre. Il demeure même quelques braises entre les bûches blanches.

Que se passe-t-il ici ?

La chambre est belle, ancienne, mais si propre qu'elle en parait presque irréelle. Comme si elle sortait d'un roman.

Lentement, je descends du matelas et pose mes pieds nus sur le plancher rutilant. Mes habits ont disparu. Je porte étrangement une longue chemise de nuit aussi pâle que le clair de lune. Elle me tombe jusqu'aux chevilles. Mes cheveux détachés coulent sur mes épaules en vagues de feu mourant.

Je me lève doucement du lit et m'avance dans la pièce comme arrêtée dans le temps. Dans un coin, un haut miroir encadré de bois attend inlassablement. Un instant, je croise mon propre regard dans le reflet, et me glace. C'est moi. Ce n'est pas moi. C'est moi. Ce n'est plus moi. Mes traits sont identiques. C'est bien mon visage. Et pourtant...

Ce n'est pas à moi...

En me penchant en avant pour mieux voir mon image, je découvre, juste sous mon œil gauche, une petite tache sombre et ronde : un grain de beauté. Je n'en ai jamais eu à cet endroit. Je l'effleure du bout du doigt ; son relief caresse ma peau.

Qui est là ? voudrais-je pouvoir crier pour que quelqu'un m'entende. Qu'a-t-on fait de moi ?

Le temps d'un battement de cil, deux reflets se superposent dans le miroir. Le mien – le vrai – et l'image calquée dont le grain de beauté fait partie. Un léger décalage dans l'exécution des mouvements. Puis, à nouveau, tout se fond ensemble pour ne donner que mon reflet. Instinctivement, je fais un pas en arrière.

Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine, frappant avec force mes côtes au point même de me faire mal. Mon souffle court racle ma gorge sèche. Tremblante, je me détourne du miroir et m'approche à pas feutrés de la fenêtre ouverte. L'air piquant de novembre me saisit à bras le corps.

Dehors, alors que le paysage disparait de plus en plus dans l'obscurité de la nuit, il me semble entendre les fontaines chanter. Dans le lointain, des lumières s'allument : des habitations. Mais toutes sont trop loin pour me remarquer, seule, penchée à cette fenêtre.

Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant