Prologue

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PROLOGUE

« Écrire un livre, c'est recueillir les fruits butinés au cours d'une vie. »

Paule Salomon ; La sainte folie du couple (1994)

JASPER

1847

La magie n'a jamais disparu de notre monde ; elle vit dans tout ce qui nous entoure. Joueuse et espiègle comme un enfant, elle se cache dans la rosée du matin, parmi les bourgeons qui n'ont pas encore éclos. Jalouse et possessive avec les choses qui lui appartiennent, elle les ramène toujours au creux de ses bras lorsqu'elles s'éloignent trop d'elle. La magie ne partage pas ; et ne se montre qu'à ceux qu'elle désire. Elle est éternelle et éphémère ; aussi sincère que le rire d'un nouveau-né, elle s'attarde dans le sourire d'un vieillard qui s'endort pour la dernière fois.

Mais la magie, aussi douce et enfantine soit-elle, reflète une seconde facette plus violente ; elle recèle un côté sombre qu'elle ne dévoile que rarement. Et cela s'appelle les maléfices. Lorsque la magie se donne à quelqu'un avec l'innocence d'un enfant, elle ne pense pas toujours que ce quelqu'un pourrait être malveillant. Voilà comment cette magie – gouvernée brusquement par un être monstrueux – devient l'arme d'un crime effroyable.

Cependant, un jour – oui, un jour – tout cela sera oublié. Car les maléfices meurent. Année après année, ils se lassent. Il faut bien qu'ils se lassent...

Jasper regarde son dernier ouvrage avec une certaine mélancolie dans les yeux. Il a écrit tant de romans à succès qu'il ne les compte plus. Et pourtant, il hésite. Pourquoi avoir écrit celui-ci ? Est-il plus heureux, maintenant ? Non, certainement pas. Toutefois, le manuscrit est là, en un tas de papier blanc sur son bureau. Le titre, maladroit, reflète l'âme que Jasper souhaiterait oublier, bien qu'il ne le puisse pas. Doucement, tendrement, il touche le relief de l'encre ; ce geste lui coûte une violente douleur à l'épaule. Il n'est pas vieux, mais déjà son corps a fait son temps.

C'est décidé, pense-t-il soudain en se massant le muscle douloureux, je n'écrirai plus jamais.

Derrière le visage de l'écrivain, au-delà du nom prestigieux, tapie dans l'ombre d'un joli titre, l'histoire est monstrueuse.

Il ferme les yeux.

Chaque image, chaque phrase, chaque mot est gravé dans sa tête, juste sous ses paupières. Il les voit défiler dans sa mémoire, sans cesse. Il les sent, les ressent. Il ne pourra jamais oublier. Jamais.

Lorsqu'il ouvre enfin ses yeux, la pièce est toujours vide et silencieuse. Rien n'a changé. Et rien ne changera jamais. Le Manoir est mort de toute vie, de tout sentiment. Son squelette grince sous l'assaut du vent et gémit à chacun des pas de fantômes. C'est cela. Voilà ce qu'est devenue l'immense et fière bâtisse de son père. Ce Manoir qui est né il y a si longtemps, qui a vécu malgré les tempêtes, résistant au passage des âges, meurt aujourd'hui dans un dernier souffle suppliant. Les fenêtres propres n'ont plus d'âme ; les escaliers en marbre sont froids ; les longs rideaux, immobiles ; les tableaux d'ancêtres, lugubres à présent. Que subsiste-t-il de la gloire d'antan ? Du prestige passé ? Hélas, rien de plus qu'un souvenir essoufflé. Même l'or et l'argent n'ont plus aucun reflet de richesse. Tout est terne. Ce sont les maléfices qui ont fait cela ; qui ont réduit la splendeur d'un illustre passé à l'état de cendres froides.

En y réfléchissant bien, Jasper peut presque revoir la beauté et le luxe qui habitaient ces lieux. Il peut entendre à nouveau les rires des invités, le tintement de l'argenterie, le son de la musique classique.

Presque, du moins.

Son bureau, coulé dans l'ombre de l'ancien, pleure doucement la gloire oubliée. Lentement, Jasper lève la tête vers le plafond. Là-haut, autrefois, se trouvait sa chambre. Si petite, si étriquée, si désolée. Son refuge, sa maison, sa prison. Combien de fois a-t-il rêvé d'en sortir ? Et aujourd'hui, ne se sent-il pas perdu hors de cette cage ? Certainement...

Une quinte de toux lui secoue le corps. L'hiver est rude, cette année, lui semble-t-il. À moins qu'il ne se fasse tout simplement trop vieux. Mais qu'importe s'il mourrait ce soir ? Sa vie a été assez longue. Et puis, quel bonheur pourrait-il bien regretter ? Pour qui se battrait-il ? Il n'y a plus personne au Manoir depuis des dizaines et des dizaines d'années. Depuis trente ans, à vrai dire. Il ne s'est jamais marié, n'a eu aucun enfant. Ses parents sont morts il y a longtemps, et le reste de sa famille a quitté le pays. Désormais, depuis son petit bout du monde, Jasper a l'impression d'être le dernier survivant d'une époque éprouvante. La seule femme qu'il n'ait jamais aimée, la seule avec qui il aurait pu vivre les aventures que l'Existence lui a toujours refusées, est partie sans un regard en arrière, sans un au revoir, le laissant affronter seul le dur avenir.

Elle lui manque. Elle lui manque tellement. Malgré les années qui sont passées, il n'a jamais oublié le son de sa voix, ni la candeur de son sourire, ni l'éclat de ses regards. À sa mort, la belle enfant n'a laissé qu'un vide béant, froid, douloureux, derrière elle.

Alors, soudain, Jasper sait ce qu'il va faire : envoyer son manuscrit à son agent avec une petite note. Et cette note dira que ce livre ne devra paraitre qu'en un seul et unique exemplaire. Car les douleurs ne se partagent plus, désormais.

Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant