Chapitre 8

18 1 0
                                    

8.

« Dans le monde du destin, il n'y a pas de choix, il n'y a qu'un chemin. »

Omraam Mikhaël Aïvanhov ; L'homme à la conquête de sa destinée (1981)

NOLA

Vendredi 10 novembre 2017

J'arrive en avance au rendez-vous, et cela pour deux raisons principales : la première, c'est que je ne supporte plus de croiser les regards amers de ma mère lorsqu'elle passe devant le salon, et me voit assise en train de regarder par la fenêtre. La seconde, c'est que je meurs d'envie de rejouer au piano. J'ignore pourquoi, mais quelque chose s'éveille en moi quand mes doigts se mettent à danser sur le clavier, virevoltant de touche en touche, tel un elfe empreint de magie et de joie de vivre. Il me semble que rien au monde n'est plus beau que le son qui sort de cet instrument ; et depuis que j'y suis initiée, cette mélodie est encore plus belle.

J'ai écouté toute la nuit la musique de You raise me up. Je n'ai même pas détaché mes yeux du clavier virtuel de mon écran de téléphone. Plus je mangeais ces notes, plus j'en avais faim. C'était comme une évidence, une gourmandise insatiable, un besoin permanent. Il me faut entendre ce morceau pour me sentir brusquement bien, calmée, apaisée.

À peine suis-je entrée dans le cabinet, que je marche tout droit vers le piano pour m'assoir sur son tabouret si confortable. Mes mains trouvent immédiatement les premières notes. J'appuie sur la touche du début. Une vive lumière perce depuis en-dessous, comme si j'avais pu actionner un mécanisme mystérieux associé à une petite ampoule colorée. Colorée, évidemment. Tout est coloré. Même le noir. Même le blanc. Bien sûr, je suis la seule à pouvoir percevoir chaque tache de couleur, chaque particule de nuance dans l'ivoire et l'ébène.

Je me trompe de note avant la quatrième ligne. Frustrée, je sors mon téléphone portable, le mets en plein écran, et enclenche le tutoriel piano de You raise me up. Les mouvements vont beaucoup trop vite pour moi, alors je mets sur pause la musique plusieurs fois, jusqu'à être satisfaite de ma prestation.

Une ombre bouge sur le mur devant moi, au-dessus de ma ligne d'horizon. Elle est tellement faible que personne n'aurait pu l'apercevoir. Alors, je redresse ma tête et fixe la silhouette mouvante qui court contre la paroi : c'est l'ombre de l'aiguille de l'horloge suspendue de l'autre côté de la pièce. En bougeant, la fine aiguille a changé sa façon de réfléchir la lumière et mes yeux l'ont vu. Ainsi, je me rends brusquement compte de l'heure : dix-huit heures moins cinq. Je joue au piano depuis plus d'une heure. Et Lionel n'est pas venu.

Instinctivement, je me tourne vers la porte qui donne sur son appartement. Un lourd silence m'accueille. Lionel n'a pas l'air d'être chez lui. Pourtant, si Mathilde est présente, son patron devrait l'être également. D'autant plus que j'avais rendez-vous avec lui.

Mon cœur se serre. Bien évidemment que j'espérais qu'il viendrait ! Malgré tout, j'ai encore envie de le voir... même si, lui, ne veut plus me revoir.

La dernière note de musique s'éternise dans l'air. Elle résonne encore longtemps à mes oreilles, bien que je ne touche déjà plus le clavier.

Je serre les poings. Je me suis confiée à lui, et voilà ce qui arrive ! Des larmes de rage me brûlent les yeux, au point même de faire disparaitre l'aura dorée du piano de ma vue. Vexée, je finis par me lever et quitte le cabinet sans demander mon reste.

Lundi 13 novembre 2017

J'ignore ce que j'espérais en revenant à la séance suivante. Rien, sûrement. Et bien que je n'attende rien, je suis quand même déçue. J'ai passé l'heure entière à jouer You raise me up sans même éveiller la curiosité de Lionel. Encore une fois, il n'est pas venu me voir. Pourtant, je suis persuadée qu'il est enfermé chez lui. Alors, à quoi bon continuer à venir ? À quoi bon rester, seule, dans un cabinet vide de présence ? Lionel m'a complètement abandonnée. Voilà sur quoi tout cela se termine : un baiser volé, vingt minutes d'indifférence, et deux séances d'absence. Et cela clora notre amitié fugace qui, tel un oiseau sauvage, a quitté son nid, sa branche, pour s'envoler trop loin et ne jamais revenir. La lumière du piano ne brille plus aussi fortement que hier. L'instrument connait lui aussi les raisons de ce silence soudain. Les paillettes d'or que je voyais danser autour de moi, sur les meubles, sont mortes, à leur tour, et se terrent dans les coins d'ombre comme de pauvres cadavres de rêves et d'espoirs.

Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant