Chapitre 6

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6.

« Qu'elle est morne l'heure qui succède aux émotions ; que le retour est amer, des éclatants domaines de l'imagination, aux rives ingrates de la réalité ! »

Rodolphe Töpffer ; Les deux prisonniers (1837)

NOLA

Vendredi 3 novembre 2017

Pourquoi le monde est-il si différent pour moi ? Pourquoi ne ressemble-t-il pas à ce que voient les autres ? Je ne comprends pas. J'aimerais être normale, rien qu'une fois, ne serait-ce que pendant une seconde. Une seconde contre l'éternité...

La douleur ne me lâche plus, désormais. Depuis ma perte de conscience, il y a deux jours, la souffrance vrille mon corps. Chacun de mes muscles se contracte violemment l'un après l'autre. Une chaleur insoutenable me brûle de l'intérieur.

Achevez-moi, par pitié...

Je suis tellement mal au point que je suis dorénavant contrainte de rester alitée à l'hôpital, avec des infirmières qui passent leur temps à venir me surveiller de près. Les machines vibrent autour de moi et m'empêchent de dormir. La seule chose qui me fasse sombrer dans le sommeil, ce sont les tonnes de médicaments que l'on me force à avaler à longueur de journée. Tant et si bien que je n'ai même plus les idées claires. Les formes se déplacent autour de moi en ombres indistinctes qui me font frémir jusque dans ma brume. La douleur est apaisée par les calmants, mais elle ne me quitte pas pour autant. Je me débats dans ma semi-réalité, à la recherche d'un monde enfin paisible.

Mes parents me rendent visites quand ils le peuvent ; c'est-à-dire une heure par jour, le soir. Je ne suis à l'hôpital que depuis deux jours, et déjà ils ne trouvent plus le temps de venir me voir. Pour moi, ils ont démissionné de leur rôle respectif il y a longtemps. Je ne suis plus qu'une espèce de gêne pour eux. Je ne suis plus qu'une espèce de gêne pour moi-même...

Ma poitrine me fait mal lorsque je respire trop profondément. J'ignore combien de temps je vais devoir rester ici ; cependant, je n'ai jamais été aussi mal que durant ces quarante-huit heures.

— Mademoiselle North ? Il y a quelqu'un pour vous, m'informe l'une des infirmières de garde.

Je suis tellement droguée avec les doses qu'ils m'administrent que je n'entends qu'à moitié ce qu'elle me dit. Sans rien répondre, je ferme mes yeux avec peine : ils sont secs et m'arrachent une sorte de gémissement caverneux.

L'instant d'après, une main douce se glisse dans ma paume.

— Comment te sens-tu aujourd'hui ? Mal, je suppose.

La voix de Lionel transperce le silence, telle une flèche enflammée, pour allumer les chandelles dans le brouillard de mon esprit.

Il caresse mes cheveux, puis ma joue.

— Ne t'inquiète pas, tout va s'arranger.

Il me semble flou, encore plus irréel que d'habitude.

— J'ai amené un piano portable. Aimerais-tu que je te joue quelque chose ?

Dans ma demi-obscurité, j'acquiesce, la gorge nouée. À peine Lionel a-t-il effleuré la première note que la musique m'entraîne loin de ma torpeur. Je me sens plus légère, plus libre ; je vole comme un oiseau dans les cieux limpides telle l'eau de roche ; claire et fraîche. Je voyage par-dessus les océans tendres, les champs d'or, les montagnes fleuries et les forêts mystérieuses. Je monte jusqu'à toucher les nuages de coton, puis jusqu'à m'approcher des étoiles glaciales du ciel de l'au-delà. Je ne suis plus dans mon corps malade ; mon âme s'éloigne du malheur et entre dans l'éternité des rêves oubliés.

Le Manoir d'EmeraudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant