XV

16 3 0
                                    

MARDI

•en média : Et cette Tristesse, Aloïse Sauvage•

•Point de vue de Emma•

La vapeur d'eau s'élève autour de moi. Comme des remparts. Comme les murs d'une prison. Elle s'empare des vitres, les troublant par son voile opaque. Le miroir en est recouvert. Et bientôt, la rencontre du froid avec le chaud y laisse ses traces : de petites gouttes coulent jusqu'en bas, pareilles à des larmes. Quant à celles qui se déversent sur mon corps, elles finissent par me ramener à la réalité. Et alors... alors je tombe au sol dans un soupir aussi las que désespéré. Il me vient des tripes, des entrailles de ma souffrance. Le claquement de la porte d'entrée ne cesse de hanter mes oreilles, jouant au yoyo devant mes tympans. À la manière de la détonation d'une balle qui, même plusieurs heures après, vous siffle dans les oreilles, ce bruit ne me lâche plus. Il recouvre toutes mes pensées, réduit au silence la voix de la solitude. Les fesses vissées au carrelage de la douche, je pense.

Un soir, il était là. J'étais dans ses bras. Il me tenait fermement contre lui. Comme si la vie ne pourrait jamais nous séparer. Adam et moi sommes restés sous le jet jusqu'à ce que l'eau froide nous en chasse. Puis, il m'a fait l'amour. Toute la nuit. Et deux jours plus tard, il ne le pourrait plus jamais.

À chaque fois, strictement toutes les nuits durant lesquelles j'ai laissé un homme me toucher, après ça, je repensais à cette nuit-là, à la chaleur qui se dégageait de son torse, à la douceur de ses lèvres sur ma peau, à la pression de ses doigts dans mon dos. Jamais, je n'ai plus ressenti ça ! Jamais.

Jusqu'à Aymé.

Mais lui aussi, il est parti. Il a claqué la porte. Cette fichue porte. Il m'a lâchée et s'est enfui. Peut-être que je le dégoûte, qu'il me voit cambrée sous le corps d'un autre quand il pense à moi. Il doit penser que je suis une trainée, que je n'ai pensé qu'à l'argent. S'il savait que je ne pensais qu'à lui. Je ressentais quelque chose. Autre que de la tristesse et du dégoût. Oui, j'ai enfin ressenti quelque chose !

Je me rends compte que l'eau ne coule plus. Seul un mince filet s'échappe encore du pommeau de douche, si mince qu'il ressemble à un fil de laine. La laine au moins tient chaud. Qu'est-ce que j'ai froid ! J'aimerais tant me blottir dans des bras, les sentir se refermer sur moi, avoir le cœur réchauffé par l'amour. Mais je suis seule. Plus que jamais. Peut-être pas physiquement (après tout il doit bien y avoir des dizaines de personnes dans l'immeuble, plus d'une centaine dans le quartier, des milliers dans la ville, des millions dans le pays et des milliards dans le monde, puis j'ai Iris, Ludo,...), mais dans ma tête, au comptoir des personnalités, il ne reste que Tristesse, dernière survivante au massacre de ma vie, attablée à une misérable table, installée sur une chaise bancale, au milieu du chaos.

Mes dents claquent les unes contre les autres et ma peau me tire à cause de la chair de poule. Je décide de me lever et de sortir de la douche, à contre-cœur. Nue, je traverse mon appartement. Je ne m'arrête qu'une fois postée devant la porte, et je m'immobilise. Je ne me suis pas tenue là depuis que j'ai surpris Aymé[1] en train de la visiter. En général, pour me donner du courage, j'inspire un bon coup, et recrache tout l'air contenu dans mes poumons puis, je fonce. Mais, aujourd'hui, devant cette porte, cela ne suffit pas. Le froid me pousse finalement à agir. Je passe le seuil les yeux fermés, le corps tendu. Une odeur de renfermé infiltre mes voies respiratoires et enfin, je relâche tout. Je retire ma main de la poignée pour la poser sur la petite couette d'enfant. Je l'enroule autour de moi en me laissant glisser jusqu'au sol. Elle porte encore son odeur. Maintenant que ma vision s'est acclimatée à la pénombre dans laquelle j'ai plongé la pièce et les souvenirs qu'elle renfermait, ceux-ci m'immergent dans un état second. Immobile, les yeux dans le vague, je dois vraiment faire peur à voir. À vrai dire, je ne ressens rien. Ni le froid environnant, ni la chaleur du drap, pas même la douleur de la perte. Les minutes s'écoulent imperceptiblement et silencieusement. Surtout silencieusement ! C'est à se demander si je respire encore.

Post-EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant