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•en média : EX, Eye's Berg•

VENDREDI

•Point de vue d'Emma•

D'un geste nonchalant, je chausse mes pantoufles. Chaussons difformes, aux couleurs passées, et dont le devant, trop usé, laisse entrevoir mes orteils vernis de rouge. Je ferme la porte derrière moi. Puis descends la cinquantaine de marches qui font office de pont entre le quatrième étage auquel je vis et le rez-de-chaussée. Une rangée de boîtes aux lettres, s'étendant du sol au plafond sur tout le mur de gauche m'accueille. Toutes sont identiques, à l'exception des noms qui y figurent. Bien que la plupart soit à consonance étrangères. Au quartier des Etoiles, les familles maghrébines partagent leur palier avec des sénégalaises, les jeunes leurs joints, et les vieux leur souvenir d'une France prometteuse, d'une France esclavagiste, et parfois ceux d'une France assassine. Un petit de l'association me salue du trottoir d'en face, puis disparaît plus vite que son ombre. Sans chercher à comprendre, je me poste devant ma boîte aux lettres. Des pas retentissent dans les escaliers. Puis ils hésitent devant la porte vitrée qui mène jusqu'à moi. La poignée ne s'affaisse finalement pas. Pourtant une main se pose sur mon épaule. Rigide. Froide. Douloureuse.

- Tu ne m'avais quand même pas déjà oublié ? me demande Liam.

L'ironie dans sa voix ne suffit pas pour cacher sa perversité. Il est là. Chez moi. Dans les cités antiques, ceci était identifié à une déclaration de guerre. Et aujourd'hui, c'est exactement ce qu'il cherche. Il est venu jusqu'à moi, avec la prétention que sa force et sa virilité suffirait à me faire plier, or je ne veux plus vendre mon corps. Je l'ai fait pendant six mois, plusieurs fois par semaine. Il y avait des hommes bruns, des blonds, des gros et des maigres, des riches qui le portaient sur eux, et d'autres non. Parfois, je reconnaissais certains d'entre eux, et je faisais comme si c'était la première fois que je me déshabillais devant eux. Mais aujourd'hui, stop !

Mon temps de réponse semble l'agacer. Il perd patience, me tire violemment en arrière, pour finalement faire claquer mon dos contre le mur de boîtes aux lettres. Une maman passe alors de l'autre côté de la baie vitrée et sort du bâtiment, poussant devant elle une poucette. Elle ne s'est pas retournée, n'a pas fait attention au bruit sourd du métal. Ici, tout le monde est habitué. Personne n'y fait plus attention.

Liam pourrait me frapper là, me crouler de coups jusqu'à ce que je recrache mon sang. Mais il saisit mon bras et s'avance vers les escaliers. Et, là, je comprends. Ce qu'il veut me faire, il ne peut pas le faire là. Il ne peut pas risquer qu'un gamin passe et le voit. Ici, il est respecté. Des pères lui confient leur fille pour leur apprendre la vie, disent-ils. Il ne veut pas risquer d'être dénoncé. Et, là, j'ai peur. Parce que des bleus, des hématomes, d'une côte cassée, on peut en guérir. Pas d'une dignité piétinée.

- Allez, pétasse ! Je vais pas te traîner quand même, me lance-t-il froidement alors que je m'accroche à tout ce que je peux.

Mentalement, je fais la liste de tous les résidents susceptibles d'être dans les couloirs à cette heure-ci et pouvant me venir en aide. Il est onze heures trente et toutes les mamans sont parties chercher les enfants à l'école. Les infirmières ont fini leur tour. Toutes les personnes âgées sont cloîtrées chez elles. Et les autres au travail. Je suis seule.

Pourtant pas question de céder aux coups du sort, marche après marche, avec la même détermination qu'à la première, je le tire en arrière, m'accroche à la rambarde, plante mes ongles dans son avant-bras, dans l'espoir vain qu'il me lâche. Après une dizaine de minutes, je sais qu'il ne reste qu'un étage entre nous et mon appartement. Dès que la porte s'ouvrira, je crierai. Il mettra peut-être sa main sur ma bouche pour me faire taire ; je le mordrai. Il y a peut-être un espoir pour que je puisse m'accrocher à l'encadrement de porte... je dois tout tenter ! parce qu'une fois que nous serons dans mon salon, plus rien ne pourra l'arrêter.

Post-EnferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant