Vendredi
•Point de vue d'Aymé•
Au bout de mes doigts, une fumée blanche épaisse s'élève dans les airs. Je la suis des yeux en finissant tranquillement ma clope à la fenêtre. Je la laisse finalement tomber dans le pot de fleur de cet abruti de voisin. Un cri dans le square des mômes attire mon attention. Ce n'est pas celui d'un gosse hystérique - qu'est-ce que je peux les détester ces gnomes ! -, mais celui d'une femme terrorisée. Je place ma main en visière au-dessus de mon visage afin de me protéger du soleil printanier. Dans les alentours, tout le monde a déserté les lieux. Les mamans ont mis leur petit à l'abri, les mecs sont rentrés dans leur bâtiment. Tous savent que si cette altercation tourne au vinaigre et que la police débarque, il vaut mieux pour eux qu'elle ne croise pas leur chemin. Lorsque je suis témoin des coups de couteau, mon sang ne fait qu'un tour. Mes poings se ferment automatiquement.
Je sors de l'appartement sans même fermer la porte derrière moi. Une fois dans la rue, je me précipite aux côtés du corps de la victime inconsciente. J'essaie tant bien que mal d'appliquer les cours de secourisme du lycée et de stopper l'hémorragie. Je mentirais si je disais ne pas m'être laissé, le temps d'un quart de seconde, hypnotiser par son magnifique visage, en lui faisant les premiers soins. Je me reprends et demande aux passants d'appeler les pompiers. Dans ma voix, on peut sûrement lire la panique et le désespoir. Je ne me pose qu'une seule question à présent : vais-je pouvoir la revoir ?
Lorsque les secours arrivent, quelques minutes après le drame, ils prennent en charge la jeune femme toujours inanimée sur le sol et me remercient pour ces premiers soins qui permettront peut-être de lui sauver la vie.
Après avoir passé plus de dix minutes avec un policier qui est clairement incompétent, pour répondre aux questions pouvant aider à l'enquête, je décide de demander les coordonnées de l'hôpital dans lequel elle a été transporté. Une fois l'information acquise, je saute dans le premier bus me permettant de m'y rendre. Une lueur d'espoir dans le regard, je ne peux effacer son visage de ma mémoire.
Trois quarts d'heures ont passé depuis que je suis installé sur ces fichues chaises bleues d'hosto très peu confortables. La radio passe en boucle cette alerte que je peux désormais réciter par cœur comme une poésie.
Une infirmière assez souriante - pour changer - vient me sortir de mes pensées :
- Excusez-moi, c'est vous qui accompagniez la jeune femme blessée à l'arme blanche ?
- Oui ! Je peux la voir ? Elle va bien ?
- Je suis désolée, mais vous ne pouvez pas voir madame Misse pour le moment. Les médecins sont encore au bloc.
- Ok. J'aimerais juste savoir comment elle va ?
- Pour l'instant, elle est stable, mais son état reste préoccupant. C'est un miracle qu'elle soit encore de ce monde. Rentrez chez vous monsieur, on vous appellera s'il y a du nouveau...
Génial ! Elle vient de dire que j'ai patienté une heure pour rien ? Je ne laisse même pas mon numéro et m'en vais.
J'extrais ma main des draps pour l'abattre sur l'écran de mon téléphone. La sonnerie du réveil se stoppe en pleine sonorité. Je souffle un bon coup avant de retirer la couette de mon corps qui réclame tout entier le sommeil. Il faut dire que la nuit a été rudement courte. Je n'ai regagné ma chambre qu'à minuit passé ce matin pour ne m'endormir que trois bonnes heures plus tard. Le tout garni de souvenirs désagréables et de rêves agités.
J'ai faim. C'est la première pensée qui me vient alors que je pose un pied au sol. Mais avant d'envisager croquer dans quoi que ce soit, je me note en pense-bête de passer voir comment ma petite brunette se porte. J'imagine qu'après notre discussion d'hier, sa nuit n'a pas dû être mieux que la mienne.
- Toc, toc, dis-je en entrant dans sa chambre. « Qui est là ? »
Elle me toise de ses grands yeux avec incompréhension. A moins que ce ne soit son air désabusé...
- Allez miss « je fais la tronche dès le matin », tu dois répondre : qui est là ?
- Qui est là ? finit-elle par demander, avec une mollesse qui n'appartient qu'à elle seule.
- C'est la vache qui interrompt !
- C'est qui la vache qui interrompt ? se prête-elle au jeu.
- Meeuuh !
Elle laisse sa tête tomber en arrière et fait jaillir de ses lèvres un rire à la fois doux et... ressourçant. Il vous donne envie de rire avec elle. Je la contemple dans sa joie, appréciant la chaleur qui s'empare petit à petit de mon cœur. Je décide de ne pas aborder de sujets qui fâchent et l'escorte jusqu'au petit déjeuner.
***
- La dernière fois que j'ai mangé la bouffe d'un fast-food, c'était avec toi, déclare-t-elle les yeux perdus vers l'horizon.
Le soleil de début d'après-midi fait scintiller l'eau comme un diamant.
- Eh, beh, heureusement que je suis là, mine de rien !
Elle pouffe et recrache une partie de sa boisson. Mais quelle gamine ! Je suis son regard posé sur la tache bleue qui s'étend devant nous. J'aimerais tellement la porter dans mes bras jusqu'aux vagues pour leur donner la déesse qui égaye mes journées en offrande. Je suis sûr qu'elle aurait l'air d'une sirène dans ses rouleaux, son corps fringué d'un maillot de bain simple, sans extravagance, juste coloré, à son image. Mon fantasme se dilue au rythme des larmes qui dévale ses joues. Je n'aurais jamais cru dire ça un jour, mais, putain ce que cette meuf est belle quand elle pleure. J'essuie ses larmes de mon pouce et tente d'étirer mes lèvres en un sourire doux. Aussi bien pour masquer l'inquiétude qui me gagne, que pour ne pas les presser contre celles d'Emma. Le regard qu'elle me jette, alors, est si lourd, que mon cœur en est assommé. Il veut dire : « ne me laisse pas », que je comprends comme un « j'ai besoin de toi ». ou peut-être pas, mais c'est cette signification-là que j'ai envie de lui donner. Parce que moi aussi, j'ai besoin d'elle.
Nous finissons notre hamburger en silence, puis regagnons l'hôtel. Il est hors de question que je la laisse monter dans sa chambre, s'y enfermer et remuer toute seule la montagne de mauvaises pensées qui doit l'habiter. Subtilement, je monte un stratagème pour tenter un rapprochement avec elle.
- Oh, tu as vu les oiseaux là-bas, improvisé-je.
- Où ? dit-elle en se contorsionnant à la recherche des piafs.
Je ravale mon fou rire et précise :
- Là-haut ! Là !
- Mais... Non, désolée, je ne vois pas !
Je pose ma main sur son épaule. D'une pression, je la fais pivoter vers moi, de façon à ce qu'elle s'enroule dans mon bras. Ainsi enlacés, nous reprenons notre route.
- Ok. Bien joué, chuchote-t-elle.
Je ne réponds rien, mais je sens déjà la fierté fanfaronner dans tout mon cortex.
Arrivés devant nos chambres, je la laisse filer, rassuré par le large sourire qu'elle arbore.
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Post-Enfer
RomanceDix-neuf année de galères, pas une de plus ! Voilà ce que se promet Emma, pleine d'espoir et de bonnes résolutions. Mais si la vie est un chaos parfaitement orchestré, Aymé est l'un des musiciens. Ses lyrismes risquent bien de désarmer la jeune femm...