8.

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Le petit-déjeuner du lendemain se déroule dans un sinistre silence. Dylan a un bandage autour de la tête, un patch sur l'oeil droit, et il ne mange pas. Il a les bras croisés sur la table et il jauge chaque personne du regard, les défie silencieusement de le provoquer. On n'entend que les bruits des couverts contre les assiettes et les bols. Harry mange avec appétit, il fait comme si de rien n'était – de toute façon, il se dit, demain, il sera parti avec Louis. Louis, qui a sa main sur son genou, sous la table, et qui est aux petits soins avec lui depuis la veille au soir. Que quelqu'un ose leur adresser la parole; il est prêt à se battre.

  Il y a une chaise vide, ce matin-là, à table. C'est celle de Shaïma. Louis le remarque assez vite, et toutes sortes d'idées lui passent par la tête. Depuis hier soir, il a dû se passer beaucoup de choses. Il se demande si son acte de la veille avait des conséquences légales, il se demande si elle va rester ici, si elle sera transférée ailleurs, il se demande même si elle s'est enfuie. Mais parmi toutes ces hypothèses, la réalité était bien loin d'y figurer.

  Son sang se glace dès qu'il entend une femme crier à l'étage. Il reconnaît assez vite la voix cassée de Mathilde, elle crie, hystérique, « Mais qu'est-ce qu'elle a fait ?! Mais qu'est-ce qu'elle a fait! ». En un rien de temps tout le monde se précipite vers l'étage des chambres qui est bientôt bondé de monde, tout le personnel s'y trouve, et assez vite tous les garçons. Parmi la foule, Louis aperçoit Mathilde qui sort de la chambre de Shaïma, en larmes et en panique, les mains couvertes de sang. D'autres gens se précipitent à l'intérieur de la chambre, les garçons restent en retrait, formant un demi-cercle devant l'entrée, en état de choc. Louis ne bouge plus. Il sent une grande main contre le bas de son dos, une présence rassurante à ses côtés. Son corps entier est pétrifié par la peur, le choc, le déni. Le sol se dérobe sous ses pieds. Les voix se mélangent dans sa tête, se chevauchent, s'entrechoquent et se fondent l'une dans l'autre. Puis il a un déclic. Il se défige, et puis il va s'enfermer seul dans sa propre chambre. Il verrouille bien, les doigts frénétiques, le cœur qui bat à mille à l'heure, il ne pleure pas, même s'il sait.

  Il reste devant, comme s'il faisait encore face à la scène, mais derrière la porte. Il entend tout. L'affolement, la voix de Moussa qui ordonne aux garçons de vider le couloir, celles qui protestent en demandant des explications. Le calme revient, un calme fragile et poreux, assez souvent entrecoupé par les sanglots et la voix larmoyante de Mathilde, la seule qui semble avoir complètement pété les plombs. Il imagine que c'est parce que c'est elle qui l'a découverte dans sa chambre.

  Puis d'autres voix arrivent, des voix d'hommes et de femmes peu familières et qui ne lui disent rien de bon.

  Il ne veut plus écouter. Il va s'asseoir sur sa petite couchette, contemplant le désordre qu'est devenu sa chambre. Il fait le vide. Dès que la moindre pensée se matérialise dans sa tête, il la chasse habilement. Il s'occupe. Il va prendre une douche, il rassemble ses affaires, plie ses vêtements, il pense à sa mère en Corse, se dit qu'elle doit s'amuser, qu'il est content pour elle, c'est bien comme pensée, ça, et sa petite sœur aussi, elle qui n'a jamais connu autre chose que les bas-fonds de Marseille, il espère pour elle qu'elle aura une belle vie plus tard, même si elle l'embête un peu. Il pense à ses potes en dehors du CEF, il pense à Tarek, avec qui il fait les quatre-cent coups depuis tout petit, il pense à Marwane qui passe sa vie à draguer et siffler des filles à la plage, il pense à Sam, qui dit toujours qu'il compte « mettre la daronne à l'abri » mais qui claque tout l'argent du deal dans de nouvelles chaussures chaque weekend. Ils lui manquent. Il les verra bientôt.

  Il s'installe à son bureau, il ouvre un livre que Lise lui a donné, il lit un paragraphe, le relit, encore et encore, parce que l'information ne rentre pas. Puis il ouvre son cahier bleu, il regarde ses dessins, s'arrête sur les quelques derniers. Et puis, inévitablement, il pense à Harry. Comment va-t-il, que fait-il, à quoi pense-t-il, est-ce qu'il pleure, est-ce qu'il a peur, est-ce que, non, il imagine plutôt leur vie dehors, ils y seront très bientôt.

SOBREVIVIROù les histoires vivent. Découvrez maintenant