I. Innocence

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Il était une fois une magicienne aux pouvoirs qu'on disait si grands qu'elle pourrait inverser le cours du temps d'un simple claquement de doigt.

Le roi Richard de Percée, envieux et méfiant de sa magie, l'espionnait nuit et jour pour s'assurer qu'elle n'utilise jamais ses pouvoirs extraordinaires contre lui. Un jour, il lui proposa de devenir la magicienne attitrée de la couronne. La femme, dépendante du contact avec la nature et assoiffée de liberté, refusa catégoriquement. Alors, le roi entra dans une fureur jusqu'à présent inégalée, sans doute parce que jamais n'avait-on osé résister à ses désirs. Il mit au point un ingénieux stratagème pour exploiter son unique faiblesse et la faire enfermer dans le plus grand secret au donjon du palais. Cette forteresse sombre aux murailles si hautes qu'elles en cachaient presque le ciel était dressée au sommet d'une colline toujours abritée sous de lourds nuages gris. La bâtisse était faite de pierres si rugueuses, si vieilles qu'elles avaient pris la teinte noire de la suie.

Le château de Percée fut surnommé la Bastille Noire.

La magicienne y demeura longtemps prisonnière, privée de sa liberté et de la Nature qu'elle chérissait tant. Comme par empathie pour son sort, les herbes et les arbres se laissèrent mourir à l'extérieur, entraînant une pénurie et une famine sans précédent. Le roi se rendait régulièrement dans sa cellule pour tenter de convaincre la magicienne de régner à ses côtés et mettre fin à cette crise, mais en vain. Personne ne sut ce qu'il se passa entre ces quatre murs qui étouffaient sons et lumières. Chacun se demanda pourquoi la femme, réputée indestructible, n'utilisait pas sa magie si puissante contre le roi pour s'échapper de sa prison de pierre.

Mais elle n'en fit rien.

Et les années passèrent...

Le roi finit par se résoudre à oublier la puissance et la beauté de la magicienne et se décida enfin, au plus grand bonheur de son peuple, à épouser une simple princesse originaire d'un royaume alentour, la princesse Eléanor de Crystallide, dont il eut un enfant. Une petite fille aux cheveux de miel et aux yeux noisette qui fut prénommée Juliette.

Pour le baptême de la petite princesse, le roi Richard organisa une fête somptueuse. Il y convia toute sa cour ainsi que les souverains des royaumes voisins. Il ordonna à ses gardes de délivrer la magicienne afin qu'elle assistât au banquet. Noyé dans son orgueil, il était persuadé qu'après tant d'années de captivité et de soumission, elle n'oserait se révolter face à lui et son armée. Il l'intima une dernière fois d'exercer ses pouvoirs surnaturels pour lui en offrant un don à sa fille. La femme refusa d'abord, mais lorsque l'un des geôliers qui l'entouraient brandit un fouet au dessus d'elle, la magicienne s'immobilisa. Tous ses muscles se tendirent, et son corps fut secoué d'un sursaut de terreur, ou de rage – nul ne sut déchiffrer l'émotion qui déforma un court instant ce visage de marbre dissimulée sous une capuche. La mâchoire serrée, elle acquiesça. Le garde hocha la tête, se délectant déjà de sa victoire, et rangea son fouet. Le roi sourit, vainqueur. La femme couverte de guenilles marcha avec difficulté, le dos courbé, avant de poser une main décharnée sur le bois fraîchement sculpté du berceau. Longuement, elle caressa le bois du bout de ses doigts rachitiques. Le petit meuble s'illumina d'une étrange lueur bleutée pendant un instant si court qu'il paraissait n'avoir jamais existé.

La reine tressaillit dans son siège, sa main s'enroula autour de son accoudoir.

Tout à coup, la magicienne se redressa de toute sa hauteur, comme animée d'un nouveau souffle de vie, et la tête dissimulée sous son capuchon rapiécé, elle fit face aux souverains. Sa main tremblante enserrait toujours le bois du berceau lorsqu'elle prononça son vœu d'une voix forte et claire qui surprit toute l'assemblée.

— Cette enfant sera dotée d'une force et d'une intelligence supérieures. Ses mots seront d'argent et ses silences d'or. Sa beauté et sa gentillesse feront pâlir la plus resplendissante des jonquilles. Son courage et sa détermination feront d'elle une femme brave et loyale. La grâce et la douceur l'accompagneront chaque jour, de sa naissance jusqu'à sa mort.

La roi et la reine esquissèrent un sourire, attendris par la bonté dont avait su faire preuve la magicienne, malgré le traitement qu'elle avait enduré. Ils se levèrent de leur trône et s'apprêtaient à la remercier chaleureusement lorsqu'elle reprit la parole, au grand étonnement de tous.

— Mais... Mon véritable don est le suivant. À sa naissance, cette enfant possédera la chose la plus rare, la plus précieuse, et la plus dangereuse qui soit : l'Innocence.

Ce mot sonna aussi lourd, aussi fatal que le glas. La jeune femme marqua une pause, levant lentement les yeux vers les souverains, qui échangèrent un regard ahuri. Alors, les lèvres noires de la magicienne se fendirent en un sourire glacial. Satisfaite de son effet, elle continua d'une voix puissante dont l'écho se répercuta à l'infini contre les murs de l'église.

— L'innocence à l'état le plus pur qui soit. Un don aussi précieux que fragile. Tel le diamant, il est très recherché et peut inspirer de noirs desseins. Oui... La beauté et l'innocence font des femmes des créatures vulnérables. Privées de toute protection, elles peuvent être facilement détruites. Mais la véritable épreuve est de parvenir à préserver cette innocence le plus longtemps possible et éviter par tous les moyens que quelqu'un ne s'en empare, avant qu'il ne soit trop tard. Si la princesse ne parvient pas à protéger ce précieux diamant dissimulé au fond de son cœur jusqu'à l'âge de dix-huit ans, elle perdra peu à peu goût à la vie. Telle la flamme vacillante d'une bougie, elle se consumera lentement. Elle mourra à petit feu, jusqu'à s'éteindre définitivement. La tristesse et le désespoir seront ses seuls amis. Si bien que sa seule délivrance, inévitable, sera... La mort.

Le roi se leva brusquement de son trône et pointa un doigt accusateur vers la magicienne. Celle-ci avait profité de l'état de stupeur et d'effroi général pour réveiller les pouvoirs qui sommeillaient en elle. Sa main qui entourait le bord du berceau s'illumina d'un halo bleu et la femme s'éleva dans les airs avec l'agilité d'un oiseau de proie.

— Arrêtez cette sorcière ! s'écria le roi, furieux. Qu'on la mette aux fers !

Des gardes appelés en renfort accoururent et tentèrent d'atteindre la femme qui les toisait avec dédain, mais chaque flèche et épée se brisait devant elle. Elle riait aux éclats en admirant les regards horrifiés des membres de la cour et de leurs souverains.

— Par Thelma ! Mais... pourquoi ? murmura la reine, la voix cassée. Si vous avez des différends à notre égard... Je vous en supplie, nous vous présentons nos excuses. Nous... vous offrirons... tout ce que vous souhaitez. Mais je vous en conjure, l'enfant... Il est impossible de se battre contre le temps, contre l'Innocence...

La reine Eléanor essuya ses joues d'un geste maladroit, avant de presser ses lèvres contre le bracelet à son poignet droit. Elle suppliait la déesse de la bonté Thelma de faire entendre raison à cette femme sans cœur.

— Oh non, Votre Majesté. Le roi a insisté pour que je lui montre l'ampleur de mes pouvoirs, lui qui souhaitait tant que je partage cette puissance avec lui. Voilà chose faite. Je lui ai prêté ma magie... pour servir sa propre destruction.

Le ricanement de la magicienne perça les murs de pierre, ses lèvres déformées par un rictus cruel.

— Très bien, tu l'auras voulu ! hurla le roi, vert de rage. Puisque je ne peux te faire entendre raison, alors personne ne le pourra ! Je te bannis du royaume, disparais à jamais de mes terres. Et ne reviens jamais, ou je te ferais tuer sur le champ, sorcière ! Qu'on la conduise immédiatement jusqu'à la frontière d'Indeya ! Ma sœur se fera sans doute un plaisir de l'accueillir...

— Oh ! Ne vous infligez pas cette peine, Votre Majesté. Je me bannis moi-même – et avec grand plaisir – de votre bastille à tout jamais. Ne pleurez pas mon départ, c'est sans regret que je m'en vais. Et vous pouvez être sûr que je ne remettrai jamais les pieds dans ce royaume de décadence. Quand bien même étais-je la seule à détenir la clé pour conjurer cette malédiction, je n'en ferai donc rien. Tant pis ! soupira la femme, faussement contrite.

À ces mots, la magicienne étendit les bras vers le ciel dans un geste théâtral, et un nuage de fumée bleu azur l'entoura peu à peu, tournoyant autour d'elle tel une tornade. Dans un ultime cri de triomphe, elle disparut à tout jamais, laissant derrière elle une famille détruite et un royaume brisé.

Seule la Nature acclama cet exploit, et les herbes et les arbres retrouvèrent leur splendeur d'antan.

La Magicienne Sans Cœur (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant