Chapitre 4 : Jérémy compte ses économies

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Julien lui tend le maigre butin de la soirée à peine sorti de l'arrière de la cuisine. Ils comptent ensemble tous les soirs en sortant pendant que les serveurs font leur pause clope, pour vérifier que pas un centime ne manque à l'appel. 

Ils ne parlent pas de leurs heures, encore moins pendant leurs heures. On croirait qu'ils ne se connaissent pas. Les serveurs doivent certainement se foutre de leur gueule, les deux SDF qui survivent de la plonge et des patates. Peu importe.

Tous les deux sont payés sept euros de l'heure, moins que le smic, moins qu'une ado qui ferait du babysitting, ça leur fait 14 euros pour les patates et 17,50 euros pour la plonge. Un total de 31,50 euros, trois fois par semaine. En enlevant la somme qu'ils avaient déjà récoltée en vendant la voiture, en économisant le loyer, en ajoutant les quelques journées de boulot sous-payé au restaurant, la dette ne s'élevait plus qu'à 121 226 euros. Il reste tout le reste à vendre, le bateau, ça ça devrait beaucoup leur rapporter. Mais même avec la vente du bateau, à ce rythme, il leur faudrait faire la plonge et les patates encore 3 849 fois avant de pouvoir prétendre rembourser la dette.

Jérémy a fait le calcul encore et encore pendant ses longues nuits d'insomnie. Il n'en a rien dit à Monsieur Connard.

Cela revenait à bosser pendant 26 ans. 26 ans de dette. Le Grand JD ne voudrait jamais attendre autant de temps. Jérémy ne pourrait pas supporter de vivre dans une tente 26 ans supplémentaires. Survivre plutôt, puisque c'est du jour au jour qu'ils survivent de pâtes, de pommes de terre, de compotes, de réserves, essentiellement. Jérémy est à peu près certain qu'il a perdu du poids, mais il ne saurait pas dire combien de kilos. Il ne peut pas se peser, de toute façon, et c'est le moindre de ses problèmes.

Ce n'est pas possible de se reposer simplement sur ces maigres économies, surtout qu'ils doivent dépenser leur maigre part pour les repas et l'hygiène la plus basique. Prendre des bains va devenir un vrai problème très rapidement. Le lac gèlera dès novembre, et son eau est déjà glaciale. Parfois, Jérémy sent des poissons venir lui toucher les jambes. C'est dans ce genre de moments qu'il remet en question ses choix de vie.

Se contenter de deux maigres repas par jour n'est plus envisageable, surtout s'ils doivent tenir éveillés jusque tard pour bosser. Julien ne peut pas tenir sans cigarettes, l'arrêt est trop brutal. Jérémy n'est pas aveugle, encore moins dupe. Il voit bien qu'il ne dit rien mais n'en ressent pas moins le manque. Il voit bien que Julien regarde avec envie les serveurs, clope au bec. Il voit bien qu'il zieute le tabac du coin quand ils vont faire des courses. On dirait qu'il attend une permission, que quelqu'un d'autre lui dise, «Allez, tu l'as méritée celle-là, profites-en». Alors Jérémy lui avait acheté un paquet.

«Les prochaines, ce sera toi qui te les paiera. Alors fais gaffe à combien tu dépenses, parce que c'est soit les clopes soit les chips format familial.

- Merci Papa, Julien avait rétorqué avec son ironie habituelle, lui arrachant le paquet des mains.»

Pourtant son "merci" sonnait sincère. Quand on connaît Julien on sait repérer ces moments derrière les sarcasmes.

Jérémy se dit qu'il a acheté ce paquet simplement pour que Julien ne faiblisse pas à la tache à cause du manque. Qu'il puisse se concentrer sur l'écriture de la prochaine analyse. Il n'y a absolument pas d'autres raisons pour cet achat compulsif.

Julien ne fume plus qu'une fois par semaine, le samedi soir, parce que c'est la soirée de boulot la plus éreintante de la semaine. C'est comme une récompense. Jérémy sait qu'il économise pour son futur paquet, à peine un euro de sa paye quotidienne. Il le laisse faire. S'il se met trop sur son dos, à critiquer la façon dont il gère la dette, leurs économies, Julien lui explosera sûrement à la gueule au moment où ils avaient le plus besoin d'être soudés.

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