JDay a quitté la tente il y a exactement vingt-sept minutes. Julien vérifie sur son téléphone, de temps à autre. Il veille au cas où.
Pour se tenir éveillé, il allume son briquet.
Il joue avec depuis deux semaines afin d'oublier qu'il n'a pas fumé depuis deux semaines. Le manque le rend nerveux, il sent une colère injustifiée lui courir sur la peau.
Clic, clic. Une flamme. L'odeur du gaz.
La flamme danse. Nargue Julien.
Ce n'est pas la première fois qu'il se passe de cigarettes. Mais les autres fois, ce n'était pas plus d'une semaine entière. Les autres fois, c'était de son plein gré. Il essayait d'arrêter.
La toute dernière fois était teintée de haine éprouvée pour JDay. C'était après leur dispute au sujet de leur contrat et des clopes qu'il aurait dû recevoir comme part de son salaire.
Eh bah t'as qu'à arrêter de fumer, sale merde !
Cette phrase lui résonne dans la tête, de temps à autres. Elle rouvre une plaie que Julien croyait cicatrisée.
Tu me coupes les vivres ? Je m'en fous. Je n'ai pas besoin de toi. Je viendrai pas ramper à tes pieds.
C'est triste à avouer, mais il n'a pas tenu deux semaines. Le retour de JDay l'a tiré du manque, l'a tiré du cauchemar, et Julien déteste se le rappeler. Il ne veut rien avoir à voir avec JDay. N'avoir aucun compte à lui rendre.
La flamme qui coiffait son briquet narguait toujours Julien lorsqu'il l'approchait de la clope. Sale merde !
Autrefois, JDay, ses maigres économies, ce genre d'obstacles ne le freinait pas. Jamais quiconque n'aurait pu imposer à Julien quoi que ce soit, et surtout pas dicter s'il pouvait fumer ou non.
C'était bien la seule fois qu'il se forçait à changer une habitude pour quelqu'un, ou plutôt à cause de quelqu'un.
Le manque est irritant. Le manque est comme une poussée d'urticaire qui lui démange le corps, le hante comme un démon.
Il n'en parle pas. Il souffre en silence.
Il n'oserait jamais avouer cela à JDay. Il s'imagine bien le barbu lui rétorquer des choses du genre, «On ne va pas tailler dans notre budget pour que tu alimentes ton cancer !» ou "Tu l'as bien cherché.» De toute façon, ils ne se parlent plus du tout.
Même lorsqu'ils bossent ensemble à la brasserie du Belvédère tous les soirs, ils ne s'adressent pas la parole. De retour à la tente, ils ne s'adressent pas la parole. Lorsque Julien est réveillé par le 'zip' de la fermeture éclair, en pleine nuit, ils ne s'adressent pas la parole. Il regarde Jérémy s'éloigner en direction des bois, ce gouffre sombre et silencieux, et n'ose se rendormir complètement que lorsqu'il revient, une trentaine de minutes plus tard.
JDay a quitté la tente il y a exactement vingt-neuf minutes. Julien s'attend à le voir sortir des sous-bois d'une minute à l'autre, désormais.
A dire toute la vérité, il ignore ce que cet idiot va faire exactement dans les bois la nuit, à part certainement pour marcher et épuiser l'insomnie. Vu qu'il tient également Julien éveillé avec ces conneries, ils pourraient au moins parler. Il pourrait présenter des excuses. Mais Julien ne se voit pas briser le silence de lui-même : sa fierté le lui interdit.
Clic, clic. L'odeur du gaz.
La flamme danse devant son nez, le réchauffe un peu.
Même en fin septembre, l'air s'est fait plus frais. Julien ne sait pas vraiment s'il tiendra tout l'automne (voire même l'hiver, mais il espère sincèrement, naïvement que cette putain de dette sera remboursée d'ici-là) à dormir en dehors de la tente.
S'il avait des clopes, il aurait pu en fumer une ou deux en attendant Jérémy. C'est ce qu'il faisait, ado, en attendant que les cours de Jérémy finissent. C'est ce qu'il faisait, jeune adulte, en attendant que les migraines de Jérémy finissent. C'est ce qu'il fait constamment, attendre Jérémy avec un clic et l'odeur du gaz. Il pourrait se foutre le feu en attendant Jérémy. Une flamme ardente, dans l'attente d'être vue, reconnue. De consumer quelque chose.
Julien est comme ça, il a cette énergie, cette passion folle mais cachée, qui ne se réveille que lorsqu'il veut bien la montrer. Il regorge d'idées pour les analyses de pubs, et JDay en est lui-même souvent étourdi. Lui prend son temps, construit son idée. Se frustre quand rien ne vient, ni les idées, ni le sommeil, ni la fin de l'anxiété. Julien quant à lui aurait cru pouvoir l'épuiser en des choses plus stimulantes que de l'épluchage de pommes de terre.
Il s'avère que c'est bien plus fatigant que ça en a l'air lorsqu'on épluche des centaines de patates pour un service de nuit. Ses mains en portent les traces, des traces rouges, des coupures, presque des ampoules. Ce sont des traces humiliantes, qui l'ont empêché de bien tenir un stylo dans les jours qui ont suivi.
Julien s'endort, terrassé par la fatigue, avant même de voir la parka bleue émerger de derrière les sapins, avant même d'entendre le 'zip' de la fermeture éclair de la tente.
Dans une clairière au beau milieu des bois, Jérémy a découvert une caisse abandonnée.
Sa vision lui avait coupé le souffle, la première fois. La voiture avait l'air à sa place dans ce lieu coupé du monde. Et pourtant, il avait été surpris de l'y voir. Et il s'était senti comme chez lui ici. Il aurait pu y rester toute la nuit, toute la vie même. Abandonner Monsieur Connard, abandonner Kevin la tente, abandonner le boulot de plonge, abandonner l'idée de rembourser la dette. Tout serait devenu si facile.
C'est très certainement une voiture volée, elle est restée dans ces bois pour quelques années, cela se sent. La nature a peu à peu réclamé l'objet, l'herbe a poussé sur les roues, les fougères ont envahi l'habitacle. Elle n'a même pas l'air si amochée que ça, elle ne pue pas la 'voiture abandonnée avec un cadavre dans le coffre', mais Jérémy ne s'y introduit pas pour autant.
Il vient s'asseoir sur son capot la nuit. Il reste là, quelques minutes, à écouter les bois respirer, les animaux s'aventurer, ignorant sa présence, comme s'il faisait partie du décor.
Puis il s'arrache à ce havre étrange, parce qu'il faut bien rentrer. Il faut quitter ce drôle de lieu irréel, ce semi-rêve. Julien l'attend devant la tente. Il croit être discret en faisant semblant de dormir, mais Jérémy n'est pas dupe : il sait bien que cet idiot se réveille quand il quitte la tente, il sait bien qu'il veille son retour. Ils n'en parlent pas, puisqu'ils ne s'adressent plus la parole, mais s'il pouvait, Jérémy choisirait ses mots pour le remercier de cette attention à ses insomnies, cette preuve d'inquiétude, d'amour peut-être ? Il a toujours pensé que c'était une des plus grandes preuves d'amour, d'attendre quelqu'un.
Mais ce soir-là, Julien ne fait pas semblant de dormir. Il dort bel et bien, il ronfle même, et Jérémy s'aperçoit de la fatigue qu'il a dû traîner depuis des jours, peut-être des semaines sans même l'ouvrir, sans même se plaindre. Julien tient encore son briquet dans le creux de sa main. C'est vrai qu'il n'a pas fumé depuis près de deux semaines, maintenant.
Jérémy enlève sa parka et couvre Julien avec comme on couvrirait quelqu'un d'un drap. L'air de septembre se fait frais, il faudra qu'il se décide à venir dormir dans la tente. Jérémy est prêt à l'attendre.
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La Dette
Narrativa generaleJday et M. Connard se retrouvent forcés à (sur)vivre ensemble dans une tente après la connerie monumentale du second. Ils doivent trouver le moyen de rembourser une dette de 150000 euros avec le minimum vital, sous peine de se retrouver humiliés par...