ABÎMÉS

14- BLAIR

J'ai passé littéralement six années de ma vie à fantasmer sur Kyle Collins. À idéaliser chacune de ses actions, chacun de ses mots, chacun de ses faits et gestes. Tout en lui me paraissait exceptionnel. Le léger écart entre ses deux dents blanches, ses sourcils épais et symétriques, la pointe de ses cheveux bruns légèrement plus claire que ses racines, la forme de son nez et même... même le son de sa voix me semblait extraordinaire !

Seulement maintenant, alors que je suis en face de lui, dans ce café branché de Glens Falls, où les gens viennent souvent lorsqu'ils ont besoin d'oublier leurs soucis dans un chocolat chaud à la chantilly, ou un cocktail trop sucré à la cerise, j'ai l'impression de m'être réveillée.

J'ai l'impression d'avoir passé des années et des années à être obsédée par une personne créée de toute pièce par mon esprit. Kyle n'est pas si malin qu'il le laisse paraître, il est cultivé, bien évidemment, et très intelligent, c'est un fait. Mais également terriblement égocentrique et prétentieux. Cela doit faire trente minutes que nous sommes là, et il ne m'a posé aucune question sur moi, ce que j'aimais, qui j'étais.

Peut-être que tous les films niais ainsi que les romans d'amour que j'ai lus m'ont donné une image du premier rendez-vous, et de l'amour en général, biaisée. Peut-être suis-je trop dure avec lui, et ai-je misé trop d'espérance sur un nous que nous ne formerons probablement jamais.

Mais... j'ai passé tellement de temps à rêver, et à m'imaginer vivre une histoire d'amour parfaite, intense et passionnelle, que j'ai du mal à accepter que l'amour se résume finalement à ça. À quelque chose de si futile et de si ennuyant. On me l'a vendu comme quelque chose d'extraordinaire, qui te déchire le cœur, t'enflamme la cage thoracique, te fait pleurer pendant des nuits et sourire pour une blague stupide jetée à la volée, ou un simple baiser déposé au coin des lèvres.

J'ai envie de croire qu'on ne m'a pas menti et que je me suis simplement trompée sur la personne que j'ai en face de moi. J'ai envie de croire que moi aussi, j'aurais le droit à mon histoire d'amour enflammée qui bouleversera mon existence, il faut se l'avouer, plutôt ennuyante pour le moment.

Kyle poursuit son monologue pendant de longues minutes et je feins de l'écouter tout en remuant ma paille dans mon verre et en songeant à la manière dont je vais annoncer à Riley et Lia que le mec avec lequel je les bassine depuis si longtemps n'est finalement pas celui que je croyais.

Parfois on pense connaître parfaitement une personne, on pense savoir ce qu'elle aime, ce qu'elle déteste, ses centres d'intérêts, on pense qu'elle est faite pour nous, qu'elle est notre âme sœur... Puis on se réveille et on réalise que tout était dans notre tête. Que cette personne n'est pas celle que l'on voulait qu'elle soit. Ou alors qu'elle n'est pas celle dont nous avons finalement besoin.

Peut-être que Kyle a toujours été ce garçon prétentieux et très centré sur lui même, et peut-être que, oui sûrement même, cette confiance en lui et son assurance sont des choses qui m'ont plues et séduites à un moment donné. Mais peut-être que maintenant ce ne sont plus des choses que je recherche chez quelqu'un. Peut-être que Kyle a toujours été ainsi, peut-être est-ce seulement moi qui ait changé.

Lorsqu'il commence à me raconter comment est-ce qu'il a réussi, pour la première fois de sa vie, à obtenir un A+ à son devoir de physique sans même réviser, je décide qu'il est temps que ce rendez-vous s'arrête. Je fais mine de regarder mon téléphone et m'exclame ;

- Kyle... écoute, je suis désolée mais mon frère vient de me dire que je devais rentrer. Mes parents veulent qu'on dîne en famille et je suis déjà en retard.

- Oh, je vois. On se revoit bientôt, de toute manière ?

Je lui adresse un sourire forcé tout en retenant une grimace et sors rapidement du café. Une fois sortie, je me pose contre un mur, respire lentement et presse les paupières tout en analysant la situation. Je viens d'abréger un rendez-vous avec Kyle Collins, le garçon de mes rêves depuis que je suis enfant, et maintenant je suis là, toute seule, et complètement pommée.