Armani

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Le steward annonça la descente vers Hong Kong. Je posai ma plume et commandai une dernière coupe de champagne. Je relus mon texte avec attention. Le fonctionnement de la mémoire est parfois étrange. Agissant au quotidien, silencieuse, elle est pourtant bien présente. La plupart du , elle se contente d'enregistrer les informations, en toute discrétion, sans que l'on y pense. Il arrive que, lorsque nous la sollicitons, elle refuse de délivrer ses précieuses données. Elle boude, souvent. Pour la sortir de sa léthargie, il suffit seulement de l'amorcer, comme cela est nécessaire si l'on veut actionner une pompe à eau munie d'un balancier manuel. La simple vue de ce grand chêne sur papier glacé avait permis de la réactiver. Un souvenir fugace avait alors surgi, puis il en appela un autre qui éveilla le suivant et ainsi de suite. Finalement, c'est tout un imbroglio de tranches de vie qui ont rapidement encombré mon esprit. Ces images s'étaient imposées d'elles-mêmes et avaient bondi, comme l'aurait fait un petit diable sortant de sa boîte. Le tout formait une bouillie de sentiments qu'il me semblait impossible à démêler. Un amalgame lié par une colle très puissante, une glu visqueuse qui avait un visage, celui de ma mère.

Comment allais-je m'y prendre pour avancer ?

Le front collé sur la vitre, je contemplai les contours flous de l'île qui peinaient à se dessiner. Les gigantesques cheminées de la centrale à charbon crachaient sans discontinuer leurs mortelles volutes grises. Tel un monstre difforme elles s'aggloméraient en un nuage toxique rongeant sournoisement la ville. J'aperçus la plage à proximité de l'usine. Elle se déployait sur une longue bande au bout de laquelle d'immenses tuyaux rejetaient leurs liquides toxiques. De minuscules touches de couleur témoignaient de la présence des autochtones se rassemblant le jour du repos dominical.

Je repliai ma tablette et rajustai ma ceinture. Calée dans mon fauteuil, je songeais à Nikolay.

***

À l'aéroport, il m'attendait, agitant à bout de bras une pancarte flanquée de mon nom.

— Espèce de zouave, c'est quoi cette nouvelle trouvaille ? fis-je en essayant de saisir sa pancarte.

Tout en esquivant mon geste, il répondit.

— Écoute ma belle, tu viens si rarement que je me suis demandé si tu me reconnaîtrais.

C'était un homme jovial d'une quarantaine d'années. Mince et grand, les cheveux bruns soigneusement coiffés et laqués sur le côté. Il était habillé d'un bermuda blanc, d'une chemise hawaïenne et d'espadrilles fatiguées. Il me prit dans ses bras et m'embrassa chaleureusement sur les deux joues tout en me tapotant le dos.

— Tu as fait bon voyage ?

— Oh ça peut aller, et puis arrête de m'appeler ma belle, tu sais que je déteste ça.

— Oh, tu sais bien qu'il ne peut y avoir aucune ambiguïté entre nous.

— Ce n'est pas une raison.

— Il était comment le personnel de bord ? Lors de mon dernier vol, j'ai rencontré Jean-Claude, un homme beau comme un dieu. Quel dommage qu'il ait un prénom si ringard, ça m'a carrément bloqué !

— Et c'est pour ça que tu n'as rien tenté ? fis-je alors que le sujet ne m'intéressait pas le moins du monde.

— Mais non voyons, il habitait à New York, du coup c'était un peu trop compliqué pour se revoir. Pas trop défraîchie la playlist ?

— Je n'ai pas visionné de film.

— Alors qu'as-tu fait ? Raconte !

— J'ai travaillé en prévision de la réunion. Je marquai une courte pause, j'hésitai à poursuivre. Et je me suis trouvé une nouvelle occupation.

Une femme incoloreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant