Le roi a faim

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Une douleur lancinante attaquait mes synapses. Un démon informe enfonçait des aiguilles brûlantes dans mon cerveau. Il œuvrait à sa tâche de manière consciencieuse et appliquée. Il demeurait et ignorait mon agonie. Une tension presque saisissable descendait vers mes yeux, les englobant d'une matière granuleuse qui diluait tout sur son passage. Un liquide visqueux provenant du lobe occipital coulait vers ma gencive supérieure, s'infiltrait dans les racines de mes dents et contaminait lentement toute ma bouche comme une gangrène.

Mes muscles , liquéfiés sous l'effet de la chaleur, ils répondaient avec difficulté aux ordres que ma matière grise affaiblie peinait à transmettre. Mes membres étaient si lourds que je ne parvenais plus à les soulever. Mes pieds semblaient collés au sol et les déplacer était un véritable défi. Mes mollets, aussi durs que de la pierre, ne répondaient plus, ne réagissaient plus. Le précieux fluide rouge stagnant dans mes veines semblait , solidifié. J'étais devenue un quasi-robot, une machine grippée peinant à se mouvoir.

Ma peau chauffée à blanc, soumise à la cuisson continue du feu des enfers, diffusait la chaleur vers mes entrailles qui se tortillaient. La douleur se propageait sournoisement dans tout mon corps qui en déversant des torrents de .

Mes vêtements mouillés me collaient rendaient encore plus difficile toute progression. Je voulais qu'ils se détachent, qu'ils ne me touchent plus, que le tissu gorgé d'humidité se tienne à de mon , mais en vain.

Un objet froid, dur et pointu tentait de passer entre mes côtes en exerçant une pression d'abord modérée, qui augmentait à chaque tentative d'intrusion. Je me contorsionnai pour échapper à l'ennemi puis fis un petit bon de côté. Un instant plus tard, je me retrouvai les pieds dans le vide, surplombant un immense canyon. Je redressai la tête et m'apprêtai à crier lorsqu'apparurent des cheveux, une forêt de têtes sans visage, à perte de vue, plongées dans la pénombre.

— Hé ho, Mary, mais tu dors ma parole, ce n'est vraiment pas le moment, la présentation du groupe est terminée, le grand patron va intervenir.

Nikolay tenait un stylo Bic dans une main et mon bras gauche dans l'autre, m'empêchant de basculer de ma chaise, le regard hagard et l'esprit englué.

— Ça doit être le décalage horaire, désolée, répondis-je d'une voix traînante.

Nikolay haussa légèrement la tête en signe de désapprobation. Je rajoutai :

— Qu'ai-je loupé ?

— Rien d'essentiel.

Il s'affala sur sa chaise, passa ses bras derrière le dossier et s'étendit de tout son long en passant les pieds sous l'assise de son voisin de devant. Il inclina la tête en arrière, s'étira, puis regarda dans ma direction.

— Y'a un type qui t'observe depuis tout à l'heure, as-tu une idée de son identité ?

— Quel type ? fis-je les yeux mi-clos.

— Là-bas, à dix heures, le brun genre Italien qui roule des mécaniques.

— Ah lui, c'est Tonio Boscoli, l'acheteur principal, le numéro deux de la centrale d'achats.

— Eh bien, fit Nikolay en haussant les sourcils, t'imagines un peu si tu sortais avec lui, on pourrait les mener par les cou...

— N'imagine rien du tout, gros pervers, coupai-je.

Un homme prit soudain la parole. Il se tenait debout sur la scène, fermement campé sur ses deux pieds, le regard épousant toute l'assemblée.

— Le cross-canal, retenez bien ce terme, car il résume parfaitement la façon dont va s'organiser le commerce à l'échelle mondiale. Et je ne vous parle pas d'avenir, je vous parle d'aujourd'hui, de l'instant présent, nous ne suivons pas le mouvement, nous sommes le mouvement. Notre groupe est précurseur dans ce domaine, pour ne pas dire initiateur. Rendez-vous compte, l'histoire de la grande distribution est en marche et vous avez la chance d'en faire partie. Actuellement, le chiffre d'affaires du groupe se calcule en milliards d'euros, ce qui nous place devant la Banque de France en termes de solidité financière. Nous avons pour ambition de doubler le taux de rentabilité d'ici cinq ans.

Une femme incoloreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant