Classe de neige 2

3 2 0
                                    


J'appréhendais le moment où il allait falloir choisir les partenaires de chambrée. Par chance, c'est monsieur Grossens, notre professeur d'arts plastiques, qui s'en chargea. Je l'aimais bien, monsieur Grossens, c'était l'un des rares enseignants à me trouver des qualités. Son cours était facultatif et seul un petit groupe de six élèves se retrouvait dans son atelier pour concevoir des œuvres monumentales. Nous y réalisions des tableaux géants de deux ou trois mètres de hauteur qui étaient ensuite accrochés aux murs du collège, des sculptures abstraites dans des blocs de briques cellulaires ou de bois. Je me sentais bien au milieu de ce petit groupe, personne ne me jugeait ni ne me réprimandait. Plusieurs de mes œuvres furent exposées dans le grand bâtiment massif des années soixante et j'en étais particulièrement fière, même si aucun élève ne de question quant à son auteur. Cela m'importait peu. Après chaque nouvel accrochage, je me postais à bonne distance de l'œuvre et observais les réactions des passants. Si la plupart d'entre eux passaient devant sans y prêter , un observateur lançait parfois regard interrogateur et laissait s'échapper une remarque. « Hé Yilmaz, zieute un peu le basketteur, on dirait Michael Jordan, il ressemble à un nain, c'est délire, z'ont fumé trop de tarpés », « ouais, trop mortel, on dirait qu'un mec lui a tapé trop fort sur la tête, j'kif à donf ». Je savourais ces moments où la technique s'effaçait, où l'œuvre se détachait de son support pour s'exprimer librement et solliciter l'imagination des observateurs. Bien entendu, le premier degré prêtait à sourire et personne ne soupçonnait qu'il puisse y avoir un quelconque message derrière ces anamorphoses.

Le tableau accroché sur le mur de la grande cage d'escalier représentait un joueur de basket célèbre réduit à la taille d'un mètre tout au plus, j'y voyais là une corrélation entre les millions d'idées qui se bousculaient dans ma tête et le fait d'être invisible aux yeux du monde. Je vivais dans un paradoxe engendré par un enchaînement d'événements que je ne parvenais pas encore à maîtriser. Je me sentais incomprise et géniale, sublime et transparente, parfaite et ignorée. Moi seule étais au courant de cet idéal esthétique qui m'habitait.

J'avais trouvé en l'art un moyen de m'exprimer autrement que par des mots, de sortir ma colère et extirper le sentiment d'injustice qui me gagnait lorsque j'affrontais le monde réel. Car la plupart du temps je me calfeutrais dans mes pensées, lovée au creux de mon imaginaire où je me sentais en sécurité. C'était également un moyen subsidiaire me permettant de retarder l'échéance où il allait falloir rentrer à la maison ; j'accueillais ainsi chaque minute gagnée comme une bénédiction.

En formant lui-même les groupes de chambrée, M. Grossens voulait anticiper, disait-il, sur les futures dissensions qui pourraient naître en présence de clans constitués uniquement par les fortes têtes de l'école. Cela m'arrangeait bien et allait m'éviter l'humiliation d'être bonne dernière, faute d'avoir été choisie par mes camarades de classe. Je peux maintenant affirmer que je ne fus pas mécontente de mon sort, j'occupai la chambre avec Michèle, Aurélie et Sabine.

Michèle, c'était la forte tête du groupe, elle était indépendante, casse-cou et toujours prête à en découdre avec les autres. Son apparence de garçon manqué la mettait définitivement à l'écart des sollicitations des prédateurs puceaux. C'est avec une certaine fierté qu'elle prétendait leur faire peur. Aurélie quant à elle avait une réputation sulfureuse, une rumeur circulait sur elle et faisait beaucoup de bruit dans les rangs du collège. Elle avait, disait-on, déjà couché avec un garçon. En tout cas, Juan son copain s'en targuait auprès de tous ceux qui voulaient bien l'entendre et Aurélie n'avait jamais démenti ses propos. Étonnamment, elle était aussi considérée comme l'intellectuelle de la classe, toujours première en tout mais excellente en rien, en tout cas c'est l'analyse, sans doute teintée de jalousie, que j'en faisais. Cerise sur le gâteau, car la nature fait rarement les choses à moitié, elle était très belle. Elle usait et abusait sa beauté pour faire des garçons ses laquais. Ils courraient pour lui rendre service et ce n'est pas Juan qui semblait les déranger. Ils le voyaient comme un numéro qui allait bientôt devenir obsolète. Viendrait alors le tour de l'un d'entre eux, chacun gardait espoir pour prendre sa place.

Une femme incoloreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant