Les papillons

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— Regarde Mary, on aperçoit le toit du chalet entre les arbres, on y est presque.

Je n'aimais pas me promener dans la forêt. L'effort physique me rebutait, je n'y voyais aucun intérêt. Pourtant, ces sorties dominicales me permettaient de m'éloigner des brimades de ma mère. En l'espace de quelques mois, depuis mon entrée en classe de onzième, elles étaient devenues quotidiennes. Pour elle, je ne travaillais jamais assez, mes résultats étaient toujours en deçà de ses attentes. Malgré tous mes efforts pour tendre vers l'excellence, je ne parvenais jamais à trouver grâce à ses yeux.

, j'étais loin de la maison, mon père m'avait arrachée à mon supplice en cela je lui étais reconnaissante. Si seulement il s'était rendu en plaine, là où il n'y a ni creux ni bosses, là où la terre est plate comme une table de billard mais non, il n'aimait que la montagne. Plus cela montait et plus cela lui plaisait. Je me plaignais souvent, surtout lorsque la pente devenait trop forte. Mais il ignorait mes appels à l'aide. Il continuait à marcher sans se retourner, comme s'il était chargé de remplir une mission urgente. Ainsi, plus je pleurnichais et plus il accélérait le pas.

— Allons, dépêche-toi, dit-il.

— Mais j'ai mal aux pieds, fis-je entre deux sanglots.

— Eh bien, quand ça fait mal c'est que ça fait du bien.

Je ne comprenais rien à cette phrase. Quelle réponse idiote pensais-je, comment la douleur pouvait-elle faire du bien ? C'était aux jambes que j'avais mal et pour une fois ce n'était pas une blague. Je ne voyais pas pourquoi, si je m'arrêtais de pleurer, cela me donnerait plus de force dans les pieds.

« Papa raconte vraiment n'importe quoi », pensai-je.

À cet instant précis, mon père, qui était déjà loin devant, se retourna puis secoua légèrement la tête de gauche à droite tout en se pinçant les lèvres. Son regard croisa le mien, « mince, il a entendu ce que je pense », imaginai-je. « Mais non, c'est pas possible, personne ne peut faire ça », m'empressai-je de corriger.

— Eh bien Mary, utilise ton énergie pour marcher et regarder le paysage, tu ne penseras bientôt plus à la douleur.

— J'arrive papa, j'arrive, répondis-je sur un ton que je voulus le plus las possible. J'écrasai énergiquement une motte de terre sous mon talon pour signifier ma colère.

— Et ça ne sert à rien de t'en prendre aux taupinières.

Lorsque je voulus dégager mon pied, mon talon se déchaussa.

— Crotte.

Je tentai de remettre ma chaussure avec l'aide de mon autre pied, ce qui me fit perdre l'équilibre.

— Mais qu'est-ce que tu trafiques par terre, héla à nouveau mon père.

— C'est pas ma faute, y'a un trou qui m'a fait tomber.

— Eh bien, dépêche-toi de remettre ta chaussure et viens par ici. Allez, encore un effort, on est presque arrivés.

— Je lâchai un gros soupir « et on redescend comment, en hélicoptère peut-être ? » sifflai-je doucement entre les dents en prenant garde qu'il ne m'entende pas. Tout en nouant mes lacets, je maugréai un charabia incompréhensible.

Quelques secondes plus tard, je me redressai, haussai les épaules, expirai mon désaccord et me remis en marche. Traînant des pieds, le regard noir, j'étais fâchée. « C'est pas juste », pensai-je. Mes nouvelles baskets achetées dans le supermarché du coin par ma mère me faisaient souffrir. « À trente francs, c'est une affaire », avait-elle dit en me jetant la paire laconiquement. Bon, c'est vrai, je chouinais souvent alors que rien ne le justifiait, j'inventais souvent toutes sortes d'histoires et de stratagèmes pour ne pas obéir. Par exemple, lorsque l'on me demandait de me laver les mains, je faisais couler un mince filet d'eau pour mouiller le lavabo puis affirmais avoir exécuté la tâche. Cela fonctionna parfaitement jusqu'au jour où elle se rendit compte que la serviette ne bougeait pas. Plus je grandissais et plus cela devenait compliqué de me dresser contre l'autorité, même si au fond de moi je savais qu'elle avait raison. Une force invisible, tapie au fond de moi, me disait de faire le contraire. Lorsque j'étais plus petite, tout me semblait bien plus facile, on me croyait quoi que je fasse.

Une femme incoloreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant