Prologue

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Aislinn retourna la petite pancarte sur la porte indiquant « Fermé ». Elle put enfin souffler après une journée très chargée. Le restaurant n'avait pas désempli, de l'ouverture à la fermeture. La jeune femme s'assit quelques minutes avant de commencer à faire sa caisse ainsi que le ménage de la cuisine et de la salle. Ce soir, elle devait tout faire seule ; elle avait permis à Maggie de rentrer plus tôt, tout comme Anne qui, la plus âgée des deux employées, avait besoin de repos.

Heureusement, demain, le restaurant serait fermé et les trois femmes pourraient prendre un repos bien mérité. Maggie avait seulement trois ans de plus qu'Aislinn ; c'est donc naturellement que les deux femmes avaient sympathisé, surtout dans ce village peuplé majoritairement de personnes âgées. Malgré leur grande différence de caractère, une belle amitié commença à naître entre elles.

L'insouciance et la joie de vivre de Maggie permettaient à Aislinn d'oublier pendant quelque temps cette pénible douleur qui lui comprimait la poitrine – c'était juste devenu plus supportable – et cela faisait du bien à la jeune femme.

Cependant, celle-ci devait être constamment sur ses gardes, afin de ne pas trop en révéler sur elle. Aislinn se confiait, mais en prenant soin de ne rien dire sur son monde. Et gardant secrètes les raisons de sa venue sur l'île de Man.

Aislinn sentit son cœur se serrer. La douleur s'éveilla soudainement, lui causant une souffrance si grande qu'elle crut que son cœur s'apprêtait à sortir de sa cage thoracique. Cela lui donnait chaque fois l'impression qu'elle n'y survivrait pas ; et pourtant, elle était encore là.

Il lui manquait tant !

Sa présence rassurante auprès d'elle, quand tout allait mal, lui manquait. Même son humour dont elle ne saisissait pas toujours le sens, lui manquait. Dans les moments critiques, il arrivait toujours à lui décrocher un sourire. Et puis ses baisers, qui lui donnaient l'impression de se retrouver dans un autre monde.

Des larmes coulèrent sur ses joues. Larmes qu'elle essuya vivement ; ce n'était pas le moment de penser à ça. Comme si pleurer pouvait changer le passé et permettre son retour auprès d'elle...

Aislinn serra contre elle le médaillon qu'il lui avait offert pour leur deuxième anniversaire. Il était fait d'un métal si pur que rien ne pouvait le briser et elle seule était capable de l'ouvrir. Quand on l'ouvrait en soulevant un petit capuchon, un mécanisme s'enclenchait et une douce mélodie s'élevait délicatement – c'était une chanson qu'il avait composée pour elle –, puis leurs deux hologrammes apparaissaient, grandeur nature, dansant et s'embrassant au clair de lune dans une clairière remplie de fleurs.

Elle chassa très vite cette pensée d'un signe de tête. Pour ne penser à rien, elle se reprit et se mit au travail. Plus vite elle s'y mettrait, plus vite elle pourrait rentrer chez elle pour essayer de dormir. Cela faisait des semaines qu'elle n'arrivait plus à dormir correctement et son corps ainsi que son esprit tombaient littéralement de fatigue. Une migraine affreuse lui martelait les tempes et l'afflux de sang se faisait plus rapide, lui causant encore plus de mal.

Donc, si le sommeil continuait à la fuir, elle prendrait une décoction de plantes qu'elle fabriquait elle-même. Enfant, elle avait suivi les enseignements d'un druide qui l'avait initiée à la préparation de potions qui pouvaient soulager bien des maux, aussi bien ceux de l'âme que ceux du corps. Elle avait appris que chaque plante possède un pouvoir bénéfique ou nocif. Personne, pas même son père, n'était au courant de son apprentissage auprès du druide. Et heureusement, sinon elle aurait eu des ennuis.

Depuis des siècles, leur monde était régi par les lois établies par le Convenant des trois druides des Tuatha Dé Danann. Tous ceux qui désobéissaient à leur commandement étaient bannis de leur clan. Ils subissaient une peine pire que la mort : ils étaient envoyés dans le monde des humains, privés de tout pouvoir magique et sans espoir de revenir dans leur monde. Beaucoup préféraient se suicider en détruisant leur âme à tout jamais, plutôt que d'être obligé de côtoyer les humains qu'ils jugeaient indignes d'eux.

Aislinn, elle, ne partageait pas cet avis. Elle trouvait le monde humain fort agréable sur beaucoup de choses. Finalement, son monde et celui des mortels n'étaient pas si différents, surtout en ce qui concernait ceux qui les gouvernaient : une minorité donnait des ordres à la grande majorité.

Aislinn prenait grand soin de ne jamais révéler ni montrer à personne son don pour les choses de la nature. Encore plus maintenant qu'elle avait utilisé un puissant sortilège dont l'usage était formellement interdit. Sans compter le fait qu'elle était entrée en contact avec des divinités sans avoir eu l'autorisation du Conseil auparavant. Personne ne le savait et la jeune femme comptait bien que cela continue ainsi.

Depuis trois mois, maintenant, elle se cachait sous une autre identité sur l'Île. Elle avait utilisé ses pouvoirs de métamorphose pour prendre une autre apparence.

Nul ne devait connaître son secret. Pas même son père qui croyait que sa fille se trouvait dans la capitale pour suivre une formation en tant que Sealgair na dorchadas – nommée plus couramment Selgair(1). Elle avait bien pris ses précautions pour que personne ne se doute de rien, sous peine d'être eux-mêmes inquiétés. Aislinn ne voulait pour rien au monde mettre les siens en danger. C'était pour cela qu'elle préférait que les gardiens restent dans l'ignorance la plus complète.

Après sa dernière corvée au restaurant, Aislinn monta les escaliers en colimaçon qui la menaient dans un petit appartement au-dessus du restaurant. La jeune femme scruta l'horizon, l'air songeur, comme si elle pouvait revoir les êtres chers qu'elle avait perdus. La fenêtre donnait sur la mer et elle aimait regarder pendant des heures cette étendue d'eau qui brillait à perte de vue.

C'était un endroit idéal pour se cacher, car nul ne penserait à venir la chercher dans un tel lieu et encore moins sous une autre apparence, étant donné que personne ne connaissait cette capacité qu'elle avait reçue à la naissance. Une seule personne, hormis ses parents, connaissait son secret, mais elle ne risquait pas de le révéler à quiconque.

Aislinn s'assit dans son rocking-chair en se couvrant de son plaid. Elle repensa à sa vie... Au choix qu'elle avait fait et qui l'avait amenée ici, et encore plus à son amour perdu.


***

(1) Chasseur de ténèbres. Ces chasseurs sont au service des Trois druides qui président au Conseil en créant les lois. Ils sont là afin de veiller à ce que les lois soient respectées par tous, mais leur tâche majeure est de capturer les gens qui ne respectent pas les lois, et de tuer les créatures maléfiques.

La prophétie des astresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant