Chapitre 4

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La dernière vague avait été repoussée et il put profiter d'un moment béni pour faire disparaître son regard aux confins du monde visible. Il contempla l'horizon dont la ligne qui séparait terre et ciel l'appelait à l'abandon, comme une amante couchée sur un drap de velours. Il admirait ce bout du monde qui baignait dans une paix intouchable. Un profond soupir s'échappa de ses lèvres et éjecta quelques perles de sueur sur le sol maculé de transpiration et du sang des siens. De l'autre côté de la forteresse, l'océan semblait porté par l'envie d'en découdre et faisait s'abattre ses puissants flots sur les parois de la falaise.

Bhâalt sentit le parfum de la mer parvenir à ses narines par d'intrépides filets de vent iodé. Cette odeur avait bercé son enfance quand il parcourait les ruelles en faisant claquer ses semelles sur les pavés irréguliers de la ville maritime. Il avait pour habitude de crapahuter sur les toits aux premières lueurs de l'aube pour observer le lever du soleil. Ces instants étaient baignés par les effluves chaleureux que dispensait le travail nocturne des boulangers. Depuis petit, il entamait ses journées au rythme des soufflets de forge actionnés. Les cheminées expiraient les premières odeurs de bois brûlés dans le quartier des artisans. Il aimait plus que tout ce foyer auquel il appartenait. Ce foyer qui était en danger !

— Général Bhâalt ! scanda-t-on à une dizaine de pas de lui.

C'était Siméon. Il avait les yeux écarquillés et son teint était pâle comme les pavés de la cité.

— C'est Tarn, Général, expliqua-t-il l'air accablé, il a été touché...

Bhâalt jura intérieurement. Tarn avait une coquille vide en guise de crâne, mais il était d'une loyauté sans pareil.

— Ça va aller, formula ce dernier comme si le trou qu'il avait à la poitrine ne se voyait pas. Je vais bien, je vous assure, je... je... j'ai juste un peu froid... Oh merde ! Général... ce n'est pas bon signe quand on a froid, hein ?

— Arrête de t'agiter, idiot, sermonna Bhâalt, affligé. Siméon, les troupes, repositionne tout le monde ! Les Nordiques ne vont pas tarder à revenir.

— Général... Nous avons échoué ? Tout est fini ?

Le mourant avait à peine murmuré. Des petites bulles de sang s'étaient formées quelques secondes aux coins de ses lèvres avant d'éclater en coulant le long de son menton.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Bhâalt chercha les mots pour rassurer ce soldat dont la vie s'échappait déjà dans une cascade rubis. Tu ne les vois pas, ils repartent chez eux. Nous avons gagné, Tarn. Nous avons gagné, grâce à des hommes comme toi.

L'expression du soldat se modifia légèrement. Son visage exsangue rayonna une dernière fois d'une joie sereine. Ses yeux regardaient déjà vers un endroit qui n'était pas encore accessible au général. Il sentait la respiration du soldat ralentir de plus en plus.

Discrètement, le guerrier laissa filer son dernier souffle. Encore un bon soldat pris dans les filets de la faucheuse.

— Repose-toi, murmura le général en accusant tout à coup le chagrin de toutes ces pertes. Nous marcherons de nouveau dans les ruelles sinueuses de Brise-écume. Nous verrons encore l'or du soleil se poser sur les flèches de ses temples, par les frais matins de printemps. On se perdra dans la contemplation des navires qui reviennent depuis le lointain bleuté de l'océan Dranmyl. On entendra encore la voix de ses enfants qui scandent sa splendeur les soirs de fêtes. Oui... On fera tout cela.

Mais Tarn n'était déjà plus. Un simple sourire persistait en témoignage de la vie espiègle qu'il avait menée. Une rage puissante s'empara de Bhâalt. Ses poings se serrèrent et il fit jouer les muscles noueux de ses avant-bras.

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant