Chapitre 11

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 Il arriva bientôt en vue d'un escalier en colimaçon montant vers des hauteurs lugubres et inhospitalières. Chaque marche était de taille colossale, à l'inverse du corridor étroit qu'il avait traversé jusqu'à présent. Guidé par une volonté qui ne lui appartenait pas, Bhâalt entama l'ascension d'un pas lourd. Des frissons et des spasmes secouaient son corps de temps à autre et il dut régulièrement prendre appui sur le mur. Sa main tremblait inlassablement, renvoyant à son esprit l'état de fébrilité dans lequel il était. Mais il décida de croire que c'était là une épreuve le menant au trône du Dieu-Père, Théor.

Les marches démesurément grandes lui demandaient un effort considérable, si bien qu'il dut s'arrêter à de nombreuses reprises pour reposer son corps et reprendre son souffle.

Son ascension fut freinée par une étrange fragrance qui vint jusqu'à lui. Jurant avec l'endroit froid et obscur, un parfum délicat et indescriptible affluait du sommet pour se perdre dans les escaliers. L'intensité des effluves l'enivrait et l'enchantait à la fois.

Pour autant, il était dans l'incapacité totale de mettre des mots ou de fournir ne serait-ce qu'une description approximative de la nature de ces subtiles exhalaisons. Cet endroit était décidément prêt à tout pour le surprendre. Il essaya d'oublier le mal-être dans lequel étaient plongés son physique et son mental depuis le début de l'ascension. Poussé par une puissante révérence, le guerrier de Brise-écume s'efforça de poursuivre son avancée, tant bien que mal.

L'escalier se termina enfin, à son grand soulagement. Sur les derniers moments, il avait presque dû escalader chaque marche. Il arriva à un palier constitué d'une salle triangulaire aux dimensions démesurées. Au centre de celle-ci, flambait un large brasier de la même teinte que les torches. La hauteur du plafond révélait, une fois de plus, que l'endroit n'était pas construit à taille humaine. La cime, apparemment en pointe, se perdait dans la lointaine obscurité sans que le général puisse en apercevoir la fin. À mesure qu'il se rapprochait du foyer central, Bhâalt constata que nul bois ne nourrissait le feu. Il semblait jaillir du néant et dansait dans un bourdonnement sourd et régulier. À la lueur des flammes plus hautes que lui, il aperçut une large porte creusée à même le mur. L'ouverture était en forme d'arc et s'ouvrait sur un espace qu'il ne distinguait pas. Il s'en approcha.

Tout en marchant, il balaya ce lieu gigantesque d'un regard fasciné et terrifié à la fois.

Il avait le sentiment de découvrir d'insoupçonnés espaces, qui n'avaient été contemplés que par des êtres à la nature indescriptible. Ou par les morts. Ses effroyables douleurs le lancèrent encore et il se demanda si ce n'était pas le début de sa pénitence pour ses faiblesses humaines. Il doutait de plus en plus que ce lieu fût destiné aux êtres de sa composition. Son corps n'était qu'une meurtrissure, une plaie entière dans cet espace sans nom et qui n'obéissait qu'à des lois méconnues du lui. Cette place avait dû traverser d'infinis éons et les êtres inférieurs ne pouvaient tolérer une telle réalité. La pénombre renforçait l'inconfort de ce silence insoutenable. Un silence à la lourdeur étouffante, accentuant l'oppression de ce monde sans lumière.

Silence, immensité et obscurité. Mariage terrible qui faisait voler en éclat toutes les barrières rationnelles du guerrier.

Les pensées de Bhâalt avaient sombré dans un puits d'incompréhension qui ne connaissait aucun fond. Cependant, malgré des sentiments affligeants, une curiosité mystique et sauvage le poussait continuellement à avancer. De salle triangulaire à l'immensité cyclopéenne, il passait à des halls oblongs où des alcôves tapissaient les parois.

Des habitations ? Serais-je arrivé dans une ancienne cité dont la création remontrait aux premiers âges ? Sont-ce là les demeures des dieux eux-mêmes ? Je n'imaginais pas cela comme ça... Néanmoins, il n'y a pas âme qui vive et nulle trace d'une quelconque présence ici. Bernicus m'avait déjà parlé d'anciennes civilisations, mais je doute qu'il eût fait référence à ce genre de cité engloutie. Et s'il s'agissait bel et bien du domaine d'après-mort, ne serait-ce pas censé être rempli d'autres trépassés ?

Il doutait de plus en plus être mort. Son explication jusque-là rassurante lui semblait à présent ne plus tenir la route. Il se résigna alors à continuer d'explorer ce monde étrange dans l'attente que des réponses lui parviennent. L'évocation de son ancien précepteur, Bernicus, lui fit l'effet d'une boisson chaude. Apaisante et revigorante à la fois. Quelque chose de familier auquel il pouvait s'accrocher.

Des dizaines de couloirs s'échappaient des vastes salles qu'il croisait. Il traversa un nouveau passage arqué. Le froid envahit sa chair et glaça le sang qui coulait déjà fébrilement dans ses veines. Il se sentait attiré et, d'une certaine manière, se savait incapable lutter contre cette attraction. Ses jambes ne lui obéissaient plus vraiment. Les griffes de la peur se resserrèrent sur sa poitrine et un gémissement infantile glissa d'entre ses lèvres ouvertes.

Enfin, c'était là. Il se savait proche de la vérité et alors même qu'elle s'offrait à lui, il chercha à s'en soustraire.

Son cœur battait de plus en plus vite, il pouvait l'entendre frapper jusque dans ses tempes. L'habitude des combats et les nombreuses fois où il s'était confronté à la mort lui permirent de ne pas se souiller.

— Approche, ordonna une voix d'un autre monde, viens à moi !

Il traversa enfin la porte et pénétra une obscurité totale. Il s'accorda quelques instants pour retrouver ses esprits. Le parfum mystérieux avait atteint une intensité telle, qu'il procurait des douleurs fulgurantes à la tête du héros.

— Te voilà, enfin...

Bhâalt plissa les yeux pour tenter de voir plus clair en direction de la source des mots.

Deux émeraudes brillèrent alors dans l'obscurité, éclairant faiblement les contours d'une forme indéfinissable. Un bref éclair crépita autour de la forme, illuminant une fraction de seconde l'environnement qui entourait le guerrier.

La vision soudaine qui s'offrit à ses yeux le fit tomber à genoux.

— Par tous les dieux du ciel...

Bhâalt, tenta de reculer précipitamment, mais étant à genoux il ne parvint qu'à s'écraser, dos au sol. Une pression hallucinante menaçait de briser son corps.

Brumeuses sont les chaînes du dieu humilié,

Cruelles sont les aspérités qui délogent la peau de son dos.

Son esprit, en lambeaux, se déchire,

Dans l'ombre, pourtant son foyer, Il n'est que martyr.

Où vont ses plaintes dérobées par le tumulte des flots ?

Où est le héros qui viendra le délivrer ?

Un nouvel éclair fusa en offrant une nouvelle vision.

Ses penses chargées de terreur étaient comme des ronces de feu ; enchevêtrant son esprit et brûlant les rouages de son âme. L'être devant lui faisait plus d'une dizaine de mètres et était enveloppé dans une sorte d'immense robe anthracite, dissimulant ses véritables contours. Un voile retombait sur ce qu'on aurait pu deviner être son visage dont les seules flammèches verdoyantes témoignaient d'une vie certaine.

— Je suis Néphaïsto, dieu des mystères et Père des ombres, bienvenue dans mon domaine !

La forme devant lui ne parlait que par soupirs, chacun de ses mots s'étendait dans le temps. On aurait dit qu'à chaque fois qu'il s'exprimait, c'était pour libérer son dernier souffle, avant de s'éteindre.

Bhâalt n'avait aucun mot pour qualifier la tempête émotionnelle qui s'agitait en lui. Des dieux, il en connaissait, il en reverrait même plusieurs. Mais l'identité de l'être divin qui lui faisait face ne lui disait absolument rien.

Les deux flammèches iridescentes offraient une lueur suffisante pour que les yeux de Bhâalt, un peu plus habitués à la pénombre, puissent mieux distinguer son interlocuteur.


La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant