Chapitre 6

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Des ordres fusaient des quatre coins de la ville. Dans les ruelles, la course des soldats offrait un tapage métallique assourdissant. Mus par un désespoir grandissant, certains laissaient tomber armes, bouclier et tout ce qui pouvait freiner leur repli.

À l'arrière, les troupes barbares s'étaient déjà organisées pour remplir au mieux les remparts. Des archers avaient été postés et s'attelaient déjà à viser les troupes de Brise-écume qui fuyaient vers le bastion. Les traits meurtriers filaient avec célérité, perforant avec un plaisir perfide les dos offerts à leur pointe.

Bhâalt voyait les soldats tomber autour de lui. Seule la rage insufflait encore suffisamment de force à ses jambes pour soutenir son corps meurtri et celui de Siméon.

— Nous sommes perdus, lâcha ce dernier dans un râle.

La vie semblait soudainement vouloir quitter le moindre de ses souffles.

— Les dieux nous en gardent, ne dis pas ça ! éclata le général qui luttait déjà intérieurement pour ne pas se laisser envahir par cette fatalité. Il nous suffit de...

Bhâalt ne termina pas sa phrase. Deux traits s'enfoncèrent avec brutalité dans le dos de Siméon qui, en une seconde, offrit au monde sa dernière expiration. L'impact avait été si violent qu'il propulsa les deux hommes au sol en un vacarme d'armures d'acier. Le casque de Bhâalt cogna brusquement un morceau de mur tombé et un voile noir se déposa sur sa conscience.

Tu vas mourir, Général...

Bhâalt émergea doucement dans un état vaporeux. Les bruits lui parvenaient de loin et il avait momentanément perdu l'usage de son corps. Mais quand la voix résonna dans sa tête, il comprit que ce n'était pas la sienne. Des sueurs froides remontèrent le long de son échine et ses poils se hérissèrent comme des piques sur sa nuque trempée. Bhâalt prit soudainement conscience que cette ritournelle le suivait depuis plusieurs jours. Elle accompagnait chacun de ses mouvements, chacun de ses souffles.

Non, en effet, je ne suis pas toi... Mais tu n'as rien à craindre pour autant, Général de Brise-écume.

Qu'est-ce que ça veut dire ? Qui parle ? questionna-t-il en lui-même tout en cherchant l'origine de cette intrusion. Un sorcier ?

Débuter un tel dialogue intérieur lui paraissait insensé. Mais pour une raison obscure, il était persuadé de communiquer réellement avec quelqu'un d'autre.

Tu t'apprêtes à mourir guerrier, asséna la petite voix sur un ton évident.

— Bordel, mais qui es-tu ? Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi parles-tu dans ma tête ? Montre-toi si tu l'oses !

— Je ne te veux que du bien, Bhâalt. Je ne suis rien de plus que le spectateur de ton inévitable reddition.

— Jamais ! Il faut que je me calme, fit-il en cherchant la lumière dans cette folie qui s'était saisie de lui. Le soleil commence à me rendre fou ! Un sort... Les Nordiques ont dû user d'un sort et la folie s'est emparée de nous !

— Et pourtant c'est inéluctable, poursuivit la voix mystérieuse sans accorder d'importance aux tentatives du héros pour rationaliser cet étrange entretien. Ta cité est perdue. Tu es perdu et le reste de ton peuple l'est peut-être déjà aussi.

— Non ! Ça ne peut être la fin ! Il doit y avoir un moyen d'empêcher ça, d'empêcher ce massacre et l'anéantissement des miens ! Mais qu'est-ce qui me prend, bordel ? Je me remets à répondre à quelqu'un...

— Tu perçois cet instant comme une fin, mais sous le regard d'un autre, ne peux-tu envisager que ceci est un commencement... ?

— Comment ? Je ne saisis pas un traître mot de ce que tu dis ! Malédiction ! mais qui me parle ?

— Peut-être sommes-nous à l'orée d'une nouvelle épopée... Peut-être fin et commencement ne sont que deux concepts fumeux ? Une façon d'enfermer une parcelle de temps dans ce Grand Dessein que l'Homme ne saurait jamais appréhender... Peut-être que chaque fin n'est qu'un nouveau commencement ? Que chaque commencement renferme les affres déjà fatales d'un terme inévitable ? Qui le sait ? Qui sait et orchestre tout cela, Bhâalt, Général de Brise-écume ?

Tout à coup, il ne fut plus question pour Bhâalt de douter qu'une entité méconnue lui parlait. Plus celle-ci s'exprimait, plus son emprise s'insinuait jusqu'au fond même de l'âme du guerrier. La sombre présence s'imprégnait de son essence. Telle de l'encre sur un bout de parchemin, elle le marquait d'une empreinte inaltérable.

— Anuvar ? Es-tu Anuvar ? questionna-t-il soudainement pris d'une intense sensation de vertige.

Un éclat de rire retentit dans son esprit puis la voix reprit :

— Laissons le dieu sage raisonner dans son coin, veux-tu ?

— Alors qui es-tu, toi qui pénètres mes pensées pour y déverser les ombres de ton discours incompréhensible ? Au nom du Créateur, mais qui parle ? Je dois devenir fou...

— En quoi ne le serais-tu pas déjà... ? Peut-être ta folie est cette bénédiction insoupçonnée qui a permis à ton esprit d'ouvrir ses portes à ma sagesse... à mes mots... à ma présence.

Tout à coup, Bhâalt sentit la présence s'échapper de lui comme un mollusque qui quitte sa coquille. Il eut l'impression de respirer à nouveau et la conscience lui revint par bribes timides.

Il était par terre. Il ignorait combien de temps il était resté évanoui. Il aperçut un soldat de Brise-écume qui en aidait un autre à se relever. Il les avait déjà remarqués juste avant sa chute. Cela voulait-il dire qu'à peine quelques secondes s'étaient écoulées ? Et cet échange ? Bhâalt avait l'impression qu'il avait duré bien plus longtemps que cela. Il s'interrogea sur la réalité de ce dialogue et chercha à refaire le tri dans les pensées qu'on lui avait glissées dans l'esprit. Et subitement, il reprit conscience du corps à côté de lui.

— Siméon ! Non !

Mais le soldat, à peine entré à l'âge adulte, était déjà mort. En tombant, il avait brisé les flèches qui lui avaient ôté la vie. Ses yeux ouverts étaient tournés vers la liberté que lui offraient les cieux. Le sang de son frère d'armes inondait ses mains tremblantes. Relevant le menton, Bhâalt caressa de son regard accablé, la ligne ennemie qui surplombait les murs. Le côté de son rempart était envahi.

Où fuit la raison quand d'un homme il ne subsiste qu'un corps plein de haine et de folie ? Vers quels rivages inconnus s'échappe-t-elle quand il redevient un animal désespéré ? Les traits de son visage étaient tirés, crispés par une mortelle envie de tuer et de détruire. Il devait se venger pour toute cette souffrance accumulée. Bhâalt soupesa sa lame. Malgré la douleur des courbatures, ses doigts refusaient obstinément de lâcher la poignée. Il s'empara d'un pavois qui gisait par terre. À moitié brisé, il avait éprouvé coup après coup les violences des combats, jusqu'à en frôler les limites de sa résistance. Le guerrier s'appuya sur son glaive pour se relever. Les veines de ses bras étaient prêtes à éclater sous les battements du sang brûlant qui y coulait. Il écumait de rage.

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant