Chapitre 5

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La horde avait balayé les dernières poches de résistance pour plonger au cœur de la cité. Brise-écume était bordée de trois remparts immenses. Chacun d'entre eux séparait les différentes parties de la cité. Le premier protégeait les faubourgs et les habitants les plus modestes. Le second délimitait le début des quartiers marchands et des bourgs destinés à la fine fleur de la cité. Le troisième et dernier constituait le bastion, la dernière défense avant de pénétrer le cœur de Brise-écume, le fort. Aucune armée n'aurait pu déborder le premier rempart sans donner l'alerte. Et pourtant, les barbares avaient pénétré les faubourgs, ravageant tout sur leur passage, sans qu'aucune défense véritable ne leur fût opposée. Les soldats avaient défendu ce deuxième mur d'enceinte comme des damnés, mais leurs efforts n'avaient pas suffi. À présent, seule l'élite des forces militaires de la ville avait pu tenir à distance les vagues de barbares sur le troisième et dernier rempart. En tout cas jusqu'à présent... Bhâalt ne cessait de resonger à tout cela. Quelque chose lui échappait.

Comment cette cité a-t-elle pu tomber aussi rapidement ? se demanda Bhâalt et une lourde culpabilité s'empara de lui. Malgré tout, il ne put admettre que le sort de la cité était joué.

Il se l'interdisait.

Il chassa ses doutes et ses peurs dans les tréfonds de ses pensées et se redressa pour mieux définir les chances qu'il lui restait. Il évalua une dernière fois le trajet à parcourir jusqu'à l'entrée du fort. Le constat était amer. Bientôt, la rage longtemps contenue explosa comme un volcan qui se réveille enfin.

— Nous serons pourchassés par leurs flèches, abattus comme du gibier après tant de vaillants combats ! On se sera battus comme des lions pour finir massacrés comme des fuyards. Foutue calamité ! Théor ! Vois tes enfants. Ils méritaient mieux que cela !

Il serra les dents à s'en faire mal et un grincement s'échappa de sa bouche. Sa mâchoire se durcit et ses yeux noirs se rétrécirent dangereusement.

— Il en est hors de question !

Il refusait d'accepter une telle issue. Abandonner ainsi lui était définitivement trop pénible. Pourtant, un regard circulaire sur le reste de son unité vint ébranler cette conviction. Ses hommes semblaient plus morts que vivants. Chacun l'implorait d'un regard plein de sens.

Melyn, Adéïr, n'aurez-vous donc aucune pitié pour nous ? Ne viendrez-vous donc pas à notre secours ?

Bien qu'elles aient été présentes au bord des lèvres de chaque soldat depuis plusieurs jours, les divinités tant vénérées par la ville de Brise-écume et ses habitants n'avaient pas daigné se manifester. Melyn était le dieu des batailles honorables et Adéïr la Grande Gardienne, mais aucun des deux êtres divins n'avait semblé préoccupé du sort de leurs fidèles. Aucun n'avait manifesté un semblant de soutien dans la protection du foyer qui était le leur. Une partie de lui refusait de l'admettre, mais si lui et ses hommes restaient là, la vague suivante d'ennemis aurait raison d'eux.

Le chant des flèches adverses résonna dans un coin du firmament. Il mit sa fierté de côté et annonça d'une voix creuse :

— On se replie. Direction le fort ! reprit-il avec plus de force, une colère résignée se dégageait de ses mots. Attends, Siméon, j'arrive !

Le soldat était méchamment blessé à la jambe et la course allait être une véritable épreuve pour lui. Leur côté des remparts était calme depuis un moment déjà. À croire que les Nordiques avaient jugé que le régiment de Bhâalt était trop difficile à déloger. Ce fut tout de même, la mort dans l'âme que le général demanda à ses hommes de quitter les lieux vers un abri plus sûr.

Siméon avait laissé tomber son casque, une fois de plus. Sans doute que sa tignasse couleur carotte ne tolérait pas l'obscurité. Une estafilade sanguinolente louvoyait entre ses yeux pour se perdre sous sa mâchoire droite. Siméon avait été une recrue exemplaire. Aussi sérieux à l'entraînement physique qu'à l'apprentissage stratégique. Il avait dévoré les manuels et autres rapports de batailles de bout en bout. Ses réflexions faisaient de lui un soldat dont on appréciait grandement la compagnie. Et pourtant, il lui arrivait de se tromper de pied quand il chaussait ses bottes. Comment un être ainsi instruit pouvait-il être si démuni face à une action aussi simple que de se chausser ? Ça échappait au général. Il était un soldat d'exception et un jeune homme qui savait s'attirer les bonnes grâces de tous ceux qui le côtoyaient. Aux yeux de Bhâalt, c'était un garçon formidable comme seule Brise-écume savait en produire. Comme tant d'autres. Mais combien de ceux-là étaient morts aujourd'hui ? Bhâalt étouffa un juron. Son cœur se serra. L'amertume lui monta aux lèvres et un goût de bile envahit sa bouche.

Il jeta un œil sur la blessure du rouquin. Levant les yeux au ciel, il formula une prière silencieuse. Siméon allait mourir.

Toutes ces années d'apprentissage, d'entraînement et de préparation allaient se perdre dans le néant que lui promettait sa blessure. Il rejoindrait Théor-le-Père, bien que trop tôt selon l'avis du protecteur de Brise-écume. Beaucoup trop tôt.

— Partez devant Général, ça ira !

— Te fous pas de ma gueule, gamin, répondit-il en passant son bras dans le dos de son frère d'armes, le soutenant pour avancer. C'est ensemble qu'on y va ou c'est en te bottant le cul que je te fais courir.

Une ébauche de fierté fleurit sur le sourire las de Siméon.

— Merci...

— Il n'y pas de merci qui tienne. Il n'y a pas de place pour ça ici.

Il observa d'un dernier coup d'œil les milliers de corps de ses hommes et amis qui jonchaient le sol. La guerre ne laissait aucune fierté aux héros tombés au combat, quand bien même leur héroïsme serait légendaire. Leurs exploits seraient toujours ternis par le spectacle impitoyable des dépouilles abandonnées aux charognards du ciel, pour leur festin sordide.

— Non, reprit Bhâalt plus déchiré que jamais, il n'y a décidément plus de place pour ça ici... 

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant