Chapitre 10

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Il s'enfonça dans l'unique voie que lui proposait cette grotte sordide. Il s'éloignait progressivement du bruit de fond du ressac jusqu'à ne plus entendre que ses propres pas et sa respiration. Les galets disparurent bientôt eux aussi, et laissèrent place à un sol irrégulier, mais solide. Des dessins à la logique incompréhensible habillaient le sol et lui donnaient un aspect étrange. La moirure verdoyante semblait le suivre et accompagner son périple. Le sol en était également pourvu, ce qui permettait au général d'essayer de déchiffrer les tracés abstraits.

En vain.

Bhâalt n'aurait su dire combien de temps ses pas le menèrent dans cette galerie. Il sentait que la température augmentait à mesure que le conduit naturel se resserrait sur lui. Les murs semblaient vouloir l'engloutir, si bien que son avancée lui apparaissait maintenant comme un voyage pour s'engouffrer, de plus en plus loin, dans les entrailles de la Terre.

De deux choses l'une, je suis fou ou je suis mort. Et à cet instant je ne saurais pas dire vers quel côté penchent mon cœur et mon esprit.

Pas à pas, le sujet de son maître approche. Pas à pas de la mort il s'éloigne...

Bhâalt ne prêta pas attention à la voix spectrale qui murmurait dans l'obscurité, ricanant de la confusion du héros. Il avait fait le choix de croire que la folie s'était emparée de lui et que cette voix n'était qu'une hallucination auditive, corroborant son jugement. Il essaya de déchiffrer le parcours qui l'avait conduit ici, mais plus il fouillait dans sa mémoire, plus ses souvenirs s'effaçaient. Tout lui échappait, son passé, son présent, son identité propre et ses souvenirs.

Quelques lampions vacillaient au loin et le tirèrent de ses douloureuses pensées. Il s'en approcha rapidement. L'aspect des flammes était anormal. Loin d'arborer la couleur jaune d'un feu commun, les braseros flambaient d'une teinte émeraude. Bhâalt resta quelques instants dans la lumière. Son ombre se déployait en direction du passage qui s'étalait devant. Elle semblait pressée d'arpenter le couloir qui s'offrait à eux, indifférente à la frayeur qui parcourait les membres du général. Il n'était pas rassuré à l'idée de poursuivre son obscure expédition.

En proie à une incompréhension totale, les pensées de Bhâalt se taisaient. Son mental avait disparu dans le silence des murs qui l'entouraient, lui aussi interloqué par ce lieu onirique.

Effrayé et méfiant, Bhâalt plongea de nouveau dans cette mer de ténèbres qui lui faisait face. D'autres torches murales placées à intervalles réguliers s'embrasèrent subitement le long du corridor. Bhâalt hoqueta de frayeur et manqua de tomber, déséquilibré par le phénomène aussi ahurissant qu'inattendu. Des flammèches vertes perlaient le conduit qui s'étendait au loin.

Ses pas firent un bruit différent et il constata qu'il ne marchait plus sur un sol irrégulier, mais sur des dalles aux formes diverses et aux teintes ébène. Des veinures pâles traçaient des dessins aléatoires le long des parois lisses du couloir. Les torches révélaient que ce dernier s'étendait à perte de vue, comme une ligne infinie. Le silence, uniquement brusqué par le bruit de ses pas, conduisit le général à repenser au mystère qui entourait ce lieu.

Brise-écume, la guerre, mes hommes, Siméon... Je me souviens le dernier rempart tombé, les corps gisants, les tatouages sur les visages crasseux des Nordiques, Déron, le clan de Dardauh... Suis-je en train de rêver ? Mes sensations me semblent pourtant si réelles, et étrangement, je me sens plus éveillé que jamais.

Et tout d'un coup, une pensée zébra le ciel de sa conscience comme un éclair tempétueux. Il se rappela le dialogue singulier qu'il avait eu avec une entité méconnue, lorsqu'il s'était assommé, près des remparts. Il avait enfin quelque chose à quoi se raccrocher. Subissait-il un sort ? Y avait-il donc un sorcier derrière tout ça ? Était-ce une illusion ? Il avait déjà eu vent de l'existence d'une telle magie. Il lui fallait absolument un repère ; un élément qui pouvait lui permettre de mettre un sens sur tout cela. Et puis, aussi soudainement qu'elles étaient arrivées, ses pensées se perdirent dans un brouillard insondable. Il se demanda alors depuis combien de temps il sillonnait ces souterrains. À nouveau, il n'en avait aucune idée.

Sans pouvoir en expliquer la sensation, il lui semblait que le temps ne s'écoulait pas. Sombrant dans ses questionnements, il en oublia presque qu'il marchait dans ce corridor sans fin. Il redressa la tête pour constater que le couloir ne semblait toujours pas désireux de lui montrer une voie d'issue.

Il n'y avait que des torches.

Il en avait croisé une dizaine, ou une centaine, peut-être même des milliers. Il était incapable de s'en souvenir. Se retournant, il se heurta à la même vision, des torches jurant avec les ténèbres et disposées à intervalles réguliers jusqu'à l'infini. Le constat d'être plongé dans un environnement identique d'un côté comme de l'autre lui souleva un hoquet de surprise. Son cœur s'emballa et un sentiment de détresse le fit trembler de toute part. Il fut saisi d'un abominable vertige. Ses jambes se dérobèrent et il dû se caler contre l'un des murs pour ne pas tomber. La détresse s'inclina et laissa la terreur le submerger, ébranlant les derniers verrous qui le protégeaient de la folie. Il sentait les battements de son cœur tambouriner férocement dans sa cavité, menaçant de faire imploser sa poitrine. Ses mains tremblaient comme elles n'avaient jamais tremblé. Son désespoir était si fort qu'il en devint douloureux. Bhâalt s'implora de se réveiller, allant jusqu'à prier les dieux de le sortir de cette épreuve qu'il ne parvenait pas surmonter. Mais à son grand malheur, rien ne changea.

Il prit quelques instants pour calmer sa respiration saccadée, et attendit que son rythme cardiaque ralentisse. Malgré le calme qui, peu à peu, revenait en lui, il perçut que son corps était perclus de douleurs. Les tensions qui l'envahissaient compressaient ses membres et des sueurs froides recouvraient son corps par vagues effroyables. Une goutte de sueur roula le long de sa tempe pour mourir dans sa barbe, laissant un trait humide sur son visage devenu pâle.

— Mais qu'est-ce qui m'arrive... ? Il y a quelqu'un ? Vous m'entendez ?

Il se sentait plus faible que jamais. Son corps était devenu une masse trop lourde à porter.

— Tu n'es pas fait pour cet endroit, mortel... Continue d'avancer !

Le guerrier de Brise-écume sentit une force implacable pousser son corps à poursuivre son périple. Pas à pas, presque dans un état second, il engloutissait un peu plus de cette obscurité environnante.

— Je suis mort, annonça-t-il tout d'un coup et d'un ton solennel.

Sa voix donna davantage de puissance encore à cette idée grandissante. Il la fit croître au fond de son esprit.

Je suis mort et me voilà dans la demeure d'un dieu. Il ne peut s'agir que de cela. Mes blessures, la chute, mon trépas ont dû me conduire ici.

Il s'inspecta entièrement, portant un regard neuf sur lui-même, sur cet endroit et tout s'éclaira.

Oui, je suis mort. Ce ne peut être que cela. Tout ce qui me reste à faire c'est découvrir quelle divinité a choisi de juger mes actes.

Bhâalt avait enfin donné un sens à son expérience. Il n'hésita pas uneseule seconde à se réfugier derrière cette raison apaisante et terrifiante à lafois. La perspective, bien que peu fondée, de rencontrer une déité, lui donnaforce et courage. Une certaine humilité fit son entrée et ce fut plus sereinqu'il reprit sa marche. Il était prêt à rendre compte de ses actes et de savie.

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant