Chapitre 3

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Une nouvelle journée se levait, pleine de promesses de douleurs et de morts. Intimidée par les rumeurs incessantes de la bataille, l'aube avait tardé à jaillir de la profondeur de la nuit. Par de discrets rayons dorés, elle illuminait les places déjà bondées de corps déchirés, tailladés et sacrifiés. La veille, l'armée de Brise-écume avait profité d'un arrêt des affrontements pour retirer les défunts des remparts. Les guerriers tombés méritaient un meilleur sort que leur réservaient les corbeaux. C'était dans un silence suffoquant que la besogne avait été réalisée jusque tard dans la nuit. Bhâalt avait également participé et, ce faisant, n'avait eu droit qu'à quelques heures de sommeil peu revigorantes.

Cinq jours déjà, que les premiers sangs avaient été versés. Il y avait eu peu de moments de répit pour les défenseurs qui se voyaient reculer d'heure en heure sous les coups de boutoir de l'armée adverse. Telles des vagues tempétueuses, les envahisseurs venaient s'éclater sur les remparts de la ville. Il arrivait toujours plus de soldats prêts à tout pour déborder les murs et inonder les ruelles. De nombreuses parties des remparts étaient déjà pleines d'ennemis. Et ce n'était qu'une question de temps pour que la cité ne soit plus qu'une plaie immense mêlant pierres, sang et cendres.

Bhâalt avait à peine somnolé. Et même-là, il avait été régulièrement réveillé par des bruits de combats. Les troupes du nord les avaient harcelés incessamment. Ses hommes et lui étaient épuisés, pas seulement physiquement, mais moralement. Ils semblaient au bord du désespoir et contemplaient les lignes ennemies avec l'éclat prématuré de la défaite au fond des yeux. Il y avait une chape de plomb sur l'armée qui plongeait ses soldats dans une léthargie dangereuse. Lui-même ne se trouvait pas dans son état normal. Mais encore une fois, il peinait à croire que ce fût l'œuvre de magie. Les Nordiques n'ignoraient pas l'existence de celle-ci, mais ils en étaient dépourvus. Quelque chose dans l'atmosphère du nord les en privait.

Bhâalt soupira une nouvelle fois en constatant l'étendue de la catastrophe.

Un bruit fracassant le jeta hors de son paysage mental. À une centaine de mètres en contrebas de sa position, les portes centrales du dernier rempart avaient explosé sous les assauts d'un brasier noirâtre. Les soldats de Brise-écume furent pris dans cette sombre déflagration et hurlèrent à la mort. Des guerriers ennemis pénètrent la place et mirent un terme à leur vie. L'esprit de Bhâalt chavira soudain. Ce qui était impossible à ses yeux un instant plus tôt se matérialisa. Il se sentit défaillir devant l'inéluctable. Les portes étant ouvertes, c'en était fini.

— Mais d'où peut venir cette foutue magie ? demanda d'une voix forte un soldat en écho aux pensées de tous ses frères d'armes.

C'était Obrago. La nuit avait été une véritable épreuve pour lui. L'homme ne tenait à la vie que par un fil ténu. Avec ou sans combattre, le vétéran quitterait cette vie ce jour. Son état s'était méchamment détérioré. Bhâalt souligna la force mentale dont faisait preuve le vieux soldat pour se tenir encore au milieu des rangs, l'épée au poing.

— Il ne peut y avoir qu'une solution, répondit le général, la peur au ventre, ils ont recruté des mages. Mais quel mage embrasserait un tel dessein ? Qu'est-ce que c'est que ce feu noir ? Je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà été témoin d'un pareil sortilège. Qu'importe ! Il nous reste de quoi faire ici ! À vos postes, repoussez-moi ces échelles de malheur !

Sur les remparts, les hommes se battirent encore des heures, priant chaque seconde pour ne pas se faire noyer, priant pour que le soleil accélère sa course et que cette journée s'achève enfin. D'une façon ou d'une autre.

— Tarn ! s'écria Bhâalt en déviant le coup d'un barbare qui avait profité de l'inattention du soldat pour tenter de le frapper dans le dos.

— Foutus sauvages ! Ils doivent forniquer à n'en plus finir là-haut pour avoir autant de vies à sacrifier !

— Concentre-toi sur le combat au lieu de te questionner sur leurs habitudes de procréation !

Sans regarder le soldat, Bhâalt plongea de nouveau dans la mêlée. Son gantelet cueillit un ennemi au visage, lui brisant la mâchoire et la volonté de se battre par la même occasion. Il dévia une frappe du bouclier sur sa gauche, enfonça un genou sur sa droite, feinta, éviscéra, cogna, trancha. Les corps à ses pieds le gênaient. Tout comme le sang qui lui coulait entre les doigts. À ses côtés, Siméon et Tarn formaient un duo redoutable. Ils affichaient quelques trophées de guerre sanguinolents, mais maintenaient la cadence meurtrière avec zèle. En fin de matinée, Obrago avait finalement entrepris le voyage sans retour. La mort du guerrier avait été un coup dur pour le moral déjà fragile des troupes. Chacun avait vu mourir un ami, un frère d'armes, un parent. Tous étaient minés par le deuil, l'appréhension de cette défaite inéluctable et la promesse de leur trépas.

— Que font nos satanés mages ? ragea le général à l'attention de qui voulait bien l'entendre. Je n'en ai vu aucun depuis le début des hostilités. Quand vont-ils se décider à s'opposer aux sorciers ennemis ? Si on ne les arrête pas, il n'y aura bientôt plus de cité à protéger !

— Ils ont affaire à la porte sud ! clama un vétéran de guerre à proximité. Un type qui les retient là-bas apparemment ! Josh me l'a dit hier soir, au feu ! Mais ils seront bientôt à court de ressources !

L'individu, trapu comme une souche, tenait tête à un mastodonte qui peinait à se mouvoir au milieu de ses confrères à la chevelure hirsute. Le vétéran évita le tranchant d'une hache qui s'évertuait à plonger dans ses chairs et s'apprêtait à riposter quand une flèche se ficha dans sa tempe. Bhâalt ramassa un surin qui reposait sur un drap de sang et l'envoya violemment perforer la carotide du colosse.

Repose en paix, Emoric, fit le général à l'attention du soldat qui devait déjà être face à Théor-le-Père, dans le foyer éternel.

En temps normal, Brise-écume bénéficiait d'une unité de mages de guerre prête à être déployée. Mais depuis plusieurs semaines, les livraisons de gemmes venues de Belhiorm, le royaume des Elnoreïs, avaient cessé. Privés ainsi de leur ravitaillement en matière de pierres arcaniques, les mages ne pouvaient utiliser leurs pouvoirs. La magie avait donc été utilisée dès les premiers jours, mais les gemmes venaient à manquer très rapidement.

Bhâalt faiblissait, tout comme ses hommes. Ses mains, poisseuses de sang, avaient du mal à serrer la poignée de son épée et ses bras étaient source de torture. Un feu cuisant coulait dans ses veines.

Et merde ! Je n'en peux plus... Par tous les orages ! Trente ans à peine, je devrais pouvoir tenir des journées comme ça ! Mes hommes comptent sur moi, alors ce n'est pas le moment de flancher !

Derrière chaque mot, il y avait une parcelle de vérité qui déroutait Bhâalt. Son état de faiblesse n'était pas normal. Il s'était déjà vu combattre bien plus longtemps et être en bien meilleur état. Depuis trois jours, il avait l'impression que ses membres étaient en permanence engourdis et qu'ils répondaient à ses demandes avec une lenteur déconcertante. Ses sens le trahissaient et il n'était pas aussi vigilant qu'à l'accoutumée. L'état semblait commun au reste de l'armée. Il luttait depuis cinq jours tel un dément sur les remparts de sa ville natale. Il accueillait adversaire après adversaire par la fureur sanguinaire de celui qui n'avait plus rien à perdre. Cependant, les combats lui prenaient un lourd tribut. Ses gestes précis avaient progressivement disparu au profit d'attaques plus simples et brutales. Il puisait dans ses réserves, instant après instant, et priait pour avoir assez de ressources en lui.

Mais il n'était pas encore mort. Chaque parcelle de son corps hurlait sa douleur et lui offrait une preuve sacrée que la vie circulait toujours dans ses veines. Tant que cette flamme brûlerait, il ne s'accorderait plus de repos. Telle était sa volonté, tel était le général Bhâalt.

Les combats durèrent encore et les pertes ne se comptaient plus. Un grand nombre de soldats que Bhâalt appréciait avait été saisi par la main glacée de la mort. Le cœur lourd, les survivants bougeaient comme des automates.

Ils n'étaient plus qu'une poignée à tenir fermement l'une des dernières parties libres du mur. Leur nombre diminuait chaque instant par la danse incessante des flèches meurtrières. Le général plongeait son regard noir de droite et de gauche, voyant avec amertume ses hommes fondre comme des statues de cire au soleil. Ils n'étaient plus qu'une vingtaine. Les soldats se battaient vaillamment, mais leurs gestes révélaient un épuisement évident.

Une pensée sinueuse dériva vers la conscience du général, porteuse d'un message macabre.

Tu vas mourir.

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant