Chapitre 9

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Des plaintes montaient en puissance et redescendaient en de simples murmures. Des chuchotements pénétraient ses chairs comme des aiguilles ardentes. Derrière le chaos des sons et des images qui lui revenaient en mémoire, un goutte-à-goutte régulier annonçait la présence de l'eau par clapotis.

Il entendait des mots gutturaux énoncés par des organes vocaux qui n'étaient pas d'espèce naturelle. Il en ignorait tout le sens. S'il y en avait un, d'ailleurs. Ses pensées étaient enroulées dans une brume palpable qui rendait toute réflexion impossible.

Bhâalt émergea doucement et avec lui toute, la souffrance de son corps. Il avait l'impression d'avoir été écartelé et piétiné. Il avait beau s'efforcer de se réveiller, il n'y parvenait pas. Sa respiration était pénible et sifflante. Son torse semblait comprimer comme sous le sabot d'un buffle. Il chercha à se redresser, mais ses actions ne dépassaient jamais la barrière de ses pensées.

À proximité, le goutte-à-goutte se poursuivait comme une torture incessante. L'énergie revenait peu à peu. Bientôt, Bhâalt put rouvrir les yeux. C'en était presque douloureux. Il gisait sur un sol détrempé, couvert de galets. Par quel prodige était-il parvenu dans cet endroit ? Dans un gémissement rauque, il se força à se lever. Ses pieds tentèrent de lui offrir un semblant d'équilibre, mais les rochers à ses pieds s'obstinaient à danser sous ses pas. Les cailloux refusaient de soutenir ce vagabond sur leur territoire habituellement vierge de chaleur humaine et de vie. Il enroula ses bras autour de lui pour tenter de retenir le peu de chaleur qui fuyait son corps. Il se refroidissait de seconde en seconde et des tremblements agitèrent tout son être.

Le clapotement régulier se fit plus fort, dérangeant la mélodie du silence.

Les notes gutturales se mêlèrent à des sons presque normaux. Enfin, des mots s'élevèrent et dans la sombreur de ce lieu inconnu, des phrases firent sens :

Brumeuses sont les chaînes du dieu humilié,

Cruelles sont les aspérités qui délogent la peau de son dos.

Son esprit, en lambeaux, se déchire,

Dans l'ombre, pourtant son foyer, il n'est que martyr.

Où vont ses plaintes dérobées par le tumulte des flots ?

Où est le héros qui viendra le délivrer ?

— Qui parle ? demanda successivement le blessé, encore à demi étourdi. Dites-moi qui est là ! Où sommes-nous ?

L'inquiétude le gagnait et il se sentit plus fébrile que jamais. Il ignorait si ses mots trouvaient un foyer dans l'oreille de quelqu'un. À dire vrai, il ne les entendait pas lui-même. Il avait conscience que les mots jaillissaient de sa bouche, mais les sons refusaient farouchement de se présenter à l'obscurité de la grotte. Ils étaient comme intimidés par l'atmosphère pesante et surnaturelle.

Néanmoins, il réitéra ses questions. Une fois de plus, on n'entendit que le goutte-à-goutte imperturbable, tel le témoin d'une scène qui se sait intouchable.

Soudain, une réponse jaillit des ténèbres environnantes. À peine quelques mots lâchés à la dérobée qui envahirent son esprit.

— Approche, dit la voix dans un profond soupir où se mêlaient espoir et puissance.

Qui parle ? Qui est là ?

Sa voix résonna enfin et il fut surpris de s'entendre réellement parler. Il tourna sa tête de gauche à droite, plongeant même son regard vers la cime obscure de la caverne. Il n'y avait personne.

— Approche, Bhâalt, Champion d'une cité morte...

Qui connaît mon prénom ? Qui parle, nom d'un chien ?

La crainte laissa place à l'agacement. L'irritation lui octroya un brin de chaleur. Il avait le sentiment qu'on se moquait de lui et sans s'en rendre compte, il serra ses mâchoires à s'en faire mal.

— Bhâalt ! Un nom aux sonorités de héros, n'est-ce pas ?

La phrase fut prononcée sur un ton rauque, quasi spectral et s'acheva par un éclat de rire retentissant. Le guerrier ne put s'empêcher de tomber à genou, plaquant ses mains tremblantes sur ses oreilles qu'il sentait en fusion. Une douleur insoutenable, partie aussi vite qu'elle était apparue, avait laissé une marque profonde. Le guerrier avait plongé pendant quelques instants dans un tourbillon invisible de torpeur. Hébété, il se demanda s'il avait véritablement vécu ce supplice ou s'il l'avait imaginé. Son corps engourdi lui indiquait toutefois que la souffrance avait été bien réelle.

Qu'est-ce qu'il m'arrive... ? Quel est cet endroit ?!

Il se redressa de nouveau, sondant l'obscurité qui l'enveloppait.

— Mais qui parle ? Qui ? finit-il par hurler de frustration.

Un nouveau silence assourdissant fut la seule réponse à sa question lancée dans le vide lugubre de la grotte. Silence et soulagement, car la douleur s'était dissipée totalement. Elle n'avait laissé pour preuve de son passage, que de vagues tremblements qui agitaient le corps du guerrier. Il avait fait face à de nombreux dangers, s'était sorti de situations terrifiantes, avait traqué des ennemis mortels et avait à maintes reprises frôlé la mort jusqu'à même la traverser. Aucune de ces anciennes expériences n'avait causé une terreur identique à celle qui menaçait de le submerger, tout à coup. Son sang se glaçait dans ses veines. Un frisson parcourut son épiderme comme si l'air goûtait sa frayeur. Ses poils se hérissèrent et sa gorge se noua. Ainsi qu'elle était arrivée, la peur s'éloigna et il soupira de soulagement.

Ses yeux s'habituaient à l'obscurité et il commençait à apercevoir les formes et contours de son environnement.

Il était dans une caverne à la forme de châtaigne. Derrière lui, l'étendue d'eau par laquelle il était arrivé continuait d'éclabousser la rive par vaguelettes indolentes. L'une de ses épaulières avait été arrachée. Son plastron n'était qu'un brouillon d'armure et la manche droite de son surcot avait disparu. Sans attendre et pour se soulager, il détacha complètement son armure qui s'écrasa lourdement sur le sol ; suivie bientôt par son casque. Son surcot lapis était trempé de haut en bas. Un voile de froid le visita et son corps fut secoué par un bref soubresaut.

Comment ai-je bien pu atterrir ici ? Quel est donc cet endroit ? La bouche d'égout, les remparts ; je serais sorti de la ville grâce au fleuve ?

Ces questionnements le firent délaisser momentanément la voix sinistre qui l'avait sorti de sa torpeur. Il porta son attention vers le fond de la caverne. Son accoutumance à l'obscurité n'était pas la raison pour laquelle il percevait les contours et formes de son environnement. Un phénomène bien plus mystique lui permettait de discerner les alentours. Une lueur verdoyante ondoyait sur les parois ébène. L'éclat distillait dans l'atmosphère une radiance qui lui permettait d'apprécier la cavité souterraine. Poussé par une fascination mêlée de crainte, il voulut s'en approcher.

Ses jambes engourdies ne furent pas du même avis et, au premier pas, il chuta de tout son long. Sous lui, les galets crissèrent, vexés d'un tel affront. Il se redressa aussi prestement que ses membres le lui permirent et réitéra sa tentative. Il sentit la vie animer à nouveau ses jambes puis l'intégralité de son corps quand, pas à pas, il se mit à avancer. Ses bottes s'enfonçaient dans la rugosité du sol et le crissement qui accompagnait sa progression se propagea en écho autour de lui, heurtant les parois de la grotte.

Il s'arrêta, quelques mètres plus loin, devant le pan de mur qui lui faisait face. La luminance continuait à onduler de sa teinte émeraude. Le général rassembla son courage et dressa la main, paume ouverte, et l'appliqua sur la roche. La pierre était humide, mais bien moins froide qu'il ne l'avait pensé. Il se surprit même à la trouver tiède. Il retira sa main et frotta ses doigts les uns contre les autres, déçu de n'avoir rien senti de particulier. Toutefois, sa main conserva très brièvement cette luminance aux origines secrètes.

— Mais par les dieux, quel est cet endroit... ?

Il pivota sur ses talons et laissa son regard se perdre vers sa gauche. La grotte se poursuivait en un étroit couloir.

Perdu pour perdu... Il ne semble pas y avoir d'autre issue de toute manière, fit-il résigné, ses yeux en quête d'un autre passage qui aurait contredit ses dires.

À cet instant, Bhâalt ne parvenait toujours pas à distinguer ses mots de ses propres pensées.

La Geste de BhâaltOù les histoires vivent. Découvrez maintenant